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On découvre avec plaisir la nouvelle création de Madeleine Fournier, Branle, à l'Atelier de Paris situé à La Cartoucherie dans le bois de Vincennes, qui a la bonne idée de lui offrir « un accompagnement de parcours depuis 2018 ». C'est au même endroit, mais pas dans la même salle, qu'était présenté il y a deux ans et demi le précédent opus, La chaleur (notre article).
On peut penser passer de l'étude de la noblesse ou de la royauté, au peuple, à travers la branle, cette danse populaire de la fin du Moyen-Âge.
Le dispositif traditionnel du plateau recouvert d'un tapis de sol noir et gradins a laissé la place à un très beau parquet ancien patiné par le temps et des spectateurs assis en cercle autour de la scène bordée par des chaises métalliques noires au premier rang et des banquettes grises pour le second. En bord de plateau est installé un petit praticable noir où se trouvent un musicien assis et une chanteuse debout.
Le premier manie avec talent une cornemuse irlandaise, dont le nom contemporain est uilleann pipes. Il jouera 50 fois le même morceau nous dit-il, mais bien malin qui peut le repérer puisqu'il ne cesse d'y apporter diverses variations. Il s'agit d'une bourrée à deux temps qui daterait du début du 20° siècle de la région du Bourdonnais, où se trouvent les villes de Vichy, Montluçon et Moulins. La seconde, derrière deux synthétiseurs et deux pédales d'effet, suggère une vestale ou une pythie dont on écoute les oracles avec attention. Et justement elle psalmodie un texte mystérieux entre clarté et pénombre, dans un phrasé qui peut faire penser à Barbara. On perçoit ces mots clairement, qui se détachent de morceaux de phrases plus énigmatiques : le désir / la tristesse / l'amour / la haine / la moquerie / la joie / l'espoir / la solitude / la pitié / l'ennui / la honte / la colère / la peur / le courage / l'ivrognerie / l'amour. Le chant quant à lui vient de Majorque et retentit chaque 25 décembre.
Et la danse apparait. Cela gigote, cela sautille, cela bondit, dans un déséquilibre constant, dans une oscillation perpétuelle des corps, puis cela se stabilise à travers une verticalité des bustes. Il est permis de penser aux travaux du sociologue britannico-allemand Norbert Elias qui a pu parler d'un processus de civilisation qui débute à la cour et se diffuse à l'ensemble de la société, de contrôle des corps, d'auto-contrôle des corps et des émotions. Ainsi, par exemple on ne mange plus avec ses mains mais avec des couverts, les besoins naturels ne sont plus effectués en public, on ne crache plus en public, la pudeur se développe, le sexe se déroule dans l'espace privé. Piller, tuer, et mutiler tendent à refluer.
Ce soir, on peut avoir le sentiment de retrouver ces corps d'avant le processus de civilisation éliasien. Expression d'une formidable liberté. Jouissance d'être. Cependant, on peut penser un temps qu'il se manifeste un second degré chez les interprètes. Qui ne sont pas pleinement dans le matériel chorégraphique, maintenant une distance, relative certes. Au bout d'une demi-heure, cependant, on observe des visages détendus. Est-ce conjoncturel ? On nous rappelle que la pièce a été créée la veille (on peut ajouter après un long processus, dans des résidences successives, à Charleroi, Saint-Bonnet en Auvergne, Courtrai, Rezé au sud de Nantes, Grenoble, La Rochelle, Pantin, et l'Atelier de Paris, ouf). Elle est comme un cuir qui doit et va s'assouplir. Il faut lui laisser le temps de s'installer. Est-ce structurel ? Il existe aussi une préoccupation de l'écriture des corps, contrainte qu'il faut savoir dépasser. Et aussi l'écriture avec L'Ethique de Spinoza, publié en 1677, déclamé en ouverture. Pourquoi pas mais comment faire pour qu'elle n'enserre pas excessivement la danse inconsciemment sans doute, comme pour donner aussi une légitimité à la danse populaire dont elle n'a pas besoin ?
Dans l'excellent Au cœur, Dalila Belaza (notre article) mobilise aussi la danse populaire avec le collectif Lous Castelous de Senergues, originaire de l'Aveyron, en costumes traditionnels, les hommes habillés différemment des femmes. On peut penser aussi au Roman photo de Boris Charmatz : « à partir du livre Merce Cunningham, un demi-siècle de danse de David Vaughan, il s’agit de reproduire les postures des photographies et de construire ainsi, de photo en photo, une sorte de « flip book chorégraphique » réalisé en un minimum de temps. » Trois versions étaient proposées. Une avec d'anciens danseurs de Cunnigham (50 ans de danse), des danseurs professionnels, et des amateurs. Même si il ne s'agissait pas de danse populaire mais bien de danse dite savante, les seconds maintenaient une distance distinguée au matériel, quand les amateurs l'investissait sans réserve (on pouvait préférer les amateurs).
Mais rappelons le principal ce soir : un travail de qualité, où le plaisir des corps est célébré, qui accepte l'abandon du laisser aller, qui peut tendre vers la transe.
Fabien Rivière
Branle, de Madeleine Fournier, Atelier de Paris, 17 et 18 novembre. En savoir +
TOURNÉE :
— Centre national de la danse, Pantin, du 7 au 9 décembre 2023. En savoir +
— Espace Mendès France, Gallia Théâtre Cinéma Saintes, Saintes, 17/01/24. En savoir +
— La Raffinerie, Bruxelles, Festival LEGS (Charleroi Danse), 22- 23/03/24. site
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