jeudi 10 décembre 2015

Anne Teresa De Keersmaeker en 1663 ("Le Chant de l’amour et de la mort du cornette Christoph Rilke")

Rainer Maria Rilke en 1900, Photo DR

La dernière pièce d'Anne Teresa De Keersmaeker, Die Weise von Liebe und Tod des Cornets Christoph Rilke (en français, Le Chant de l’amour et de la mort du cornette Christoph Rilke), a été créée le 26 septembre dernier à Duisburg (Allemagne) lors de la Ruhrtriennale, et vient d'être présentée à Bruxelles (Belgique) au Kaaitheater. Nous avons assisté à la dernière représentation dans ce lieu. 

La chorégraphe explique qu'elle porte le projet depuis 25 ans. Le Chant de l’amour et de la mort du cornette Christoph Rilke est le titre éponyme du texte que rédige un soir d’automne 1899 l'écrivain autrichien Rainer Maria Rilke (1875 - 1926), alors âgé de vingt-trois ans, et publié en 1906. 

De retour de Russie, le poète décrit l'un de ses lointains parents, Christoph Rilke, cornette — c'est-à-dire un officier dans la cavalerie légère — en mission militaire en 1663 à la frontière de l'Empire austro-hongrois avec l'Empire ottoman, qui va faire tragiquement, en un laps de temps très court, l'expérience de l'amour et de la mort. 

Vue de la scène du Kaaitheater, Photo Fabien Rivière

La scène, sol et panneaux de fond de plateau couleur blanc cassé, sol recouvert de poussière, est absolument vide. L'excellent Michaël Pomero, — danseur pour Anne Teresa De Keersmaeker depuis une dizaine d'année — habillé de façon sobre et élégante, entre par le fond gauche vers le public, dans le silence, pour un solo très écrit. Superbe. Puis, le texte de Rilke est, dans le noir, projeté sur les trois panneaux du fond (en allemand, néerlandais et français). La flûtiste Chryssi Dimitriou apparaît et joue la musique de Salvatore Sciarrino (68 ans cette année). Mais "le silence" au sens de John Cage demeure le son majeur (par exemple les bruits des bottines en cuir de Michaël Pomero quand il marche, pivote ou saute).  



Le Chant de l’amour et de la mort du cornette Christoph Rilke, Photo Anne Van Aerschot

Dans la pièce précédente, le magnifique Golden Hours (As you like it), qui s'appuyait notamment sur As You Like It [Comme il vous plaira], de Shakespeare, chaque mot — qui n'était pas prononcé — avait son équivalent gestuel.

Ici, la première partie du texte est un chemin, une traversée, une attention au monde tel qu'il est. Anne Teresa De Keersmaeker elle-même dit, seule, la seconde partie, tragique. Elle danse et parle. Elle déclame, en allemand, de façon assez traditionnelle, comme si il s'agissait d'un drame psychologique comme il y en a tant dans les séries télévisées, comme si elle voulait passer en force. On pense à une sorcière, puis à la mère supérieure peu commode d'un couvent. Cependant, le texte n'est pas un bloc, mais un tournoiement. Il n'est pas l'expression d'un ego. Il nécessite donc une autre énergie, une véritable poésie. Il faudrait retravailler cette partie de façon plus fine, non psychologisante. La tension qui est mise dans le texte est perdue pour la danse. Cette fin recouvre en partie le début. 

Dans une interview, Anne Teresa De Keersmaeker explique que la propagande de guerre s'est emparée du texte de Rilke pendant les deux guerres mondiales et parle des « conséquences politiques que l'on peut déduire d'un texte aussi chargé. » Mais qui dans le public a pu comprendre tout cela en regardant cette pièce ? Il est permis de penser que, à l'opposé, dans le domaine musical, récemment, P J Harvey dans l'album Let England Shake (2011) a réussi ce projet, plongeant dans l’histoire de son pays, dans l’horreur des guerres qui l’ont façonné, en n'hésitant pas à être très explicite. 

Le Chant de l’amour et de la mort du cornette Christoph Rilke
Capture d'écran Espaces Magnétiques

Il existe une autre traduction de l'allemand vers le français. Celle que propose Anne Teresa De Keersmaeker est réalisée par Jean Torrent. Nous avons découvert par hasard la traduction de Roland Crastes de Paulet. Les différences apparaissent dès le début. Ainsi, passée la courte introduction, Jean Torrent traduit : 
À cheval, à cheval, à cheval, le jour, la nuit, le jour. 
À cheval, à cheval, à cheval.
Quand Roland Crastes de Paulet propose :
CHEVAUCHER, chevaucher, chevaucher, le jour, la nuit, le jour. 
Chevaucher, chevaucher chevaucher. 

Enfin, on peut se demander s'il ne faudrait pas laisser des respirations plus grandes afin de permettre une meilleure appropriation du texte.  

Quoiqu'il en soit, on se dit qu'il ne faudrait pas grand-chose pour que ce spectacle qui dure une heure et dix minutes soit passionnant et admirable.
Fabien Rivière

Anne Teresa De Keersmaeker, Die Weise von Liebe und Tod des Cornets Christoph RilkeKaaitheater (Bruxelles, Belgique), du 2 au 6 décembre 2015. Site

LIVRE - AUTRE TRADUCTION Rainer Maria Rilke, La Mélodie de l'amour et de la mort du cornette Christoph Rilke, traduction Roland Crastes de Paulet, édition bilingue allemand-français, Édtions Allia (Paris), format poche, 2013. 6,20 €

Texte en français de Le Chant de l’amour et de la mort du cornette Christoph Rilke 
(traduction de Jean Torrent)

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