jeudi 7 février 2019

L'adolescence sidérante de Jan Martens (« Passing the Bechdel Test »)

 Brochure au format de poche remise à l'issue de la représentation, Photo Fabien Rivière

Le silence règne. L’espace du plateau est vide, si ce n’est, sur le bord gauche une table sur laquelle est posée un ordinateur portable. Au fond, un immense écran de projection, blanc. Une adolescente entre par le fond gauche, se dirige vers le portable, écrit quelques mots, qui sont diffusés sur l’écran géant. Puis, elle se saisit d’une chaise pliante au sol, et s’assoit face au public à droite. Treize ados vont ainsi se livrer au même rituel. Certaines phrases sont  "banales", si l’on veut. Mais le tout suffit à produire, déjà, un puissant effet de souffle. La déstabilisation débute. Car que sait-on, en fait « des ados ». La publicité et la musique participent grandement à en construire une représentation qui se veut dominante. Les parents ont leurs idées, aussi. Mais Jan Martens dans Passing the Bechdel Test, vu au deSingel à Anvers (Belgique) part d’un point zéro. Comme un sociologue qui ne veut pas avoir d’idées préconçues sur son sujet, comme un observateur qui ne saurait rien à priori. On peut alors  penser savoir où l’on va, qu’il sera question du réel quotidien de ses jeunes. Erreur. 

En fait, les ados ne vont pas cesser de parler, à part deux courts passages dansés. Ils parlent en flamand, nous lisons les sous-titres en français. C'est une langue à la fois simple et élaborée. En fait, il s’agit de textes de théoriciennes américaines qui ont étudiées la fameuse question du genre, ou, plus précisément, de la domination masculine. On se dit que l’on n'est pas à Anvers mais au fin fond des États-Unis (même pas à New York ou San Francisco, paradoxalement). Est-ce une classe de surdoué-e-s ? La maîtrise du texte est remarquable. Elle est le résultat d’une année de travail. Mais non, ce ne sont pas des surdoué-e-s. On peut penser qu’il existe un décalage entre le très haut degré d’élaboration du texte même si il demeure toujours compréhensible, et le jeune âge des interprètes. Cela produit un effet de dé-réalisation et de sidération, même si tout cela demeure très réel. On peut se demander soudain, quelques secondes, si ce ne sont pas des cyborgs. Et en même temps, quand on sera sorti de la salle, amené à parler de son ressenti à un membre de l’équipe de production, on sera submergé par l’émotion. Même si on a un peu lâché prise en cours de route. Sans doute aurait-il fallu plus de danse, pour pouvoir respirer. 

C'est une proposition singulière et de grande qualité, la plus intéressante à ce jour sur le sujet me semble-t-il. À l’inverse de tel spectacle où le chorégraphe - metteur en scène avait cru bon de rester au milieu du plateau, comme un père qui surveillerait ses enfants, contrôlant tout. Et annihilant tout. Ou de telle autre proposition, pas inintéressante certes, où l’on suivait quelques bellâtres (des jeunes hommes Blancs) en skate censés représenter « la jeunesse », oubliant les jeunes des quartiers populaires ou des campagnes, (considérés comme) bien moins "sexys". Ou enfin telle autre pièce, très rigide, très scolaire. À Anvers, on observe des corps, et des façons de tenir son corps, que l’on ne voit jamais en danse contemporaine (excepté le Gala (2015) du Français Jérome Bel). C’est en soit déjà énorme. 

Bref, les ados de Jan Martens ne cherchent pas à séduire. Ils s’approprient des outils exigeants, produits par l’Université. Ils  exposent des processus. Ils pensent à voix haute. Pas d’anti-intellectualisme, comme c’est souvent le cas en danse contemporaine, où on met un peu trop facilement en avant « le sensible », qui a bon dos et évite de trop réfléchir à ce que l’on fait vraiment.
Fabien Rivière

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