mardi 4 décembre 2018

Christophe Honoré : Comment danse-t-on après ?

Les Idoles, de Christophe Honoré, Photo Jean-Louis Fernandez




.
Christophe Honoré a créé la pièce de théâtre Les Idoles, au Théâtre Vidy à Lausanne (Suisse) en septembre dernier. Elle est consacrée aux années Sida, à « ses six Idoles – Collard, Daney, Demy, Guibert, Koltès, Lagarce –, à travers six manières singulières d’affronter le désir et la mort en face (...) ». Il est aussi question de danse avec la figure du danseur et chorégraphe Dominique Bagouet (1951 - 1992). 

Après Tarbes, Toulouse, Marseille, Douai, Rennes et Poitiers (du 12 au 14 décembre), Les Idoles sera présenté du 11 janvier au 1er février 2019 à l'Odéon - Théâtre de l'Europe (Paris) (ICI), les 6 et 7 février à la Comédie de Caen (ICI) puis les 14 et 15 février à MA - Scène nationale, Pays de Montbéliard et le Granit, Scène Nationale de Belfort (ICI). 

Christophe Honoré a  publié le texte que l'on trouvera ci-dessous concernant sa relation à la danse. 
Fabien Rivière

Comment danse-t-on après ?

What thou lov’st well is thy true heritage
Ce que tu aimes bien est ton véritable héritage 
Ezra Pound, Canto LXXXI

Il me semble que c’était un dimanche, j’étais à Paris pour le week-end, c’était l’après-midi, au centre Beaubourg, à l’époque où j’ignorais qu’il s’y jouait aussi des spectacles, l’époque où je pensais que c’était un musée, c’est tout... On m’avait conseillé, on m’avait guidé vers les sous-sols. Je ne connaissais pas grand-chose à la danse contemporaine, je ne connaissais rien à la signalétique du centre Beaubourg. C’était l’époque où je voulais tout ressentir et comprendre, où mes vingt ans réclamaient chaque jour du nouveau : un cinéaste, un romancier, un metteur en scène, un chorégraphe, un photographe... chaque jour des bras où me jeter. Il me fallait des inconnus, des étrangers qui, je l’espérais, m’aimeraient un peu. L’époque où je croyais que je venais voir, alors que je venais m’abandonner.

Un gradin. Assis, on domine la scène. À main droite, des enceintes. Gigantesques. Entassées les unes sur les autres. À main gauche d’autres enceintes. Des carcasses. Pas le souvenir que c’était une configuration en miroir. Aucun souvenir du fond de scène. Il y a des lignes tracées au sol, comme des couloirs sur les pistes d’athlétisme, ou il n’y a peut-être rien.

Jours étranges, c’est le titre. Et, pendant que la salle se remplit de spectateurs, on entend ici et là des murmures. Voix retenues, et concernées. Messes basses. La chose est entendue pour la majorité de ceux qui viennent de s’asseoir. Il se répète que ce n’est pas “l’original que nous allons voir”. J’écoute le public, je ne comprends rien :

“J’ai vu l’original, moi, il y a quoi, un an, non ? La création... Oui ce sont les mêmes danseurs... Non pas tous... D’autres sont là... Ils tenaient à être là... C’est leur manière de témoigner, la seule vraie manière pour les danseurs,
il faut danser. Très important. Dans leurs corps, la mémoire. Eux seuls peuvent dire maintenant ce que c’était, l’original... La partition. Comment danse-t-on après ? La diffusion, ça se fait comment ? Il y a le risque de la prolifération. Tout le monde peut prétendre à... Il suffit d’un stage, d’une heure, soudain, les voilà héritiers. Et ça se dégrade ensuite. Pas du tout la même exigence, il manquera toujours l’œil de celui qui... Ça ne se copie pas même si ça se relit... Mais c’est un plaisir aussi, de le revoir. C’était si beau, l’original...”

Je ne comprends rien, j’écoute et je m’ennuie un peu alors que le noir tombe et que résonnent les premières notes d’une musique que je connais. Je la connais par cœur, une chaleur m’envahit, elle détruit l’ennui. Je la reconnais. La chanson des Doors, Strange days, je l’anticipe, la chaleur règne et je vais mieux.

Sur la scène sont apparus les danseurs. Ils ressemblent à des danseurs. Ils en ont la tenue. C’est Fame. Ils s’échauffent, ils tentent un saut, une course. Non, c’est La Boum. Ils dansent pour l’autre. Pour le séduire, l’entraîner, lui résister. Ils dansent dans l’éventualité du sentiment amoureux. Danse de couple, danse de salon. D’un mur d’enceintes à l’autre. Ils enchaînent les trajets. Ils se défient, ils se courent après, ils se heurtent. Ils vivent pleinement, et la musique qui se suspend, reprend, bégaye, les élève dans un mouvement unique. C’est une mer qui déferle. Comme un temps très beau, très léger, épuisé.

La joie dure, elle offre l’opportunité du détail, de l’espionnage. Le cadre se resserre, sur les mains. Elles scandent puis dessinent dans l’air des combinaisons compliquées. Elles se secouent, nettoient, et débutent de nouvelles phrases illisibles. Les pieds tracent des énigmes. Mains et pieds militent pour un autre temps que celui de l’élan en vue d’ensemble. Des clandestins complotant un temps interrompu, un freinage. Et je comprends ce que je n’avais pas saisi. J’assiste à une danse d’après. Nous sommes après la mort de celui qui l’a inventée. Mais nous sommes juste après. C’est une réunion de danseurs jouant comme on dépose une fleur sur une dalle, sur le bois autour d’un corps aimé et mort. Se déroule là un événement qui ne nous est pas adressé mais auquel nous sommes conviés. Et si je cadre maintenant les visages des danseurs, je lis des regards perdus, affolés, la peau qui tremble au-dessus des joues, la détresse dans les bouches, la peine qu’on retient mais qui les dévaste tous. Il faut tenir, et courir, s’élancer d’une enceinte à l’autre. Papillonner, flirter, continuer la discipline de légèreté. Tenter d’obtenir ce sentiment impur, inachevé et possible du chagrin heureux.

Le soir, j’ai repris le train pour Rennes. Et la semaine suivante, j’ai cherché qui était Dominique Bagouet. C’était l’époque sans Internet, où donc étais-je allé chercher ça ? J’ai découvert ce dont j’étais déjà certain, qu’il était mort du Sida peu de temps auparavant. J’en étais certain parce que c’était l’époque où tous ceux par qui j’étais aimé mouraient du sida : Koltès, Guibert, Demy, Daney, Lagarce, Collard... Cette fois, Bagouet. Jours étranges, non, jours sinistres et terrifiants. Jours où le désir s’appariait toujours à la mort. Désir des corps et désir de l’art.

Je n’ai plus vingt ans. Aujourd’hui, j’aimerais évoquer ces jours étranges... Comment durant quelques années, ceux que j’avais choisis comme modèles pour ma vie, mes amours, mes idées se rangèrent tous du côté de la mort. Comment le Sida brûla mes idoles. Je n’ai plus vingt ans et j’aimerais faire un spectacle qui raconte le manque mais qui espère aussi transmettre. Un spectacle pour répondre à la question : Comment danse-t-on après ?

Christophe Honoré

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire