dimanche 17 mars 2019

La renaissance de William Forsythe (« Full on Forsythe », Boston) - À Paris début avril

L'Opéra de Boston (Boston Opera House), où est présenté le programme Full on Forsythe
Photo Fabien Rivière
Affiche du programme Full on Forsythe

— Envoyé spécial à Boston (Massachusetts), États-Unis.

Ce fut une soirée agitée, comme quand l'on se retrouve dans des montagnes russes. Je suis allé observer l’acte III du partenariat (« partnership ») de cinq ans entre le Boston Ballet et le génial chorégraphe américain William Forsythe, 69 ans. Il a débuté en février 2017 par une soirée complète, avec une reprise d’une pièce de 1984, Artifact, un chef-d’œuvre, dont un acte était modifié, devenant Artifact 2017 (cf. notre article ICI). A succédé en 2018 Pas/Parts 2018, une reprise d’une pièce de 36 minutes dans une soirée partagée (ICI). On peut indiquer que pour le public qui découvre cet univers, il s’agit d’une pièce nouvelle. Une création, en quelque sorte, si l'on veut. On peut remercier celui qui est à l’initiative de cet accord, le directeur artistique du Ballet, le Finlandais Mikko Nissinen.

Cet acte III est constitué de trois pièces : une reprise, Blake Works I, sur la musique du britannique James Blake, présentée pour la première fois aux États-Unis, créée pour le Ballet de l’Opéra national de Paris en juillet 2016. Pour qui, comme moi, suit le travail de Forsythe depuis 30 ans, je peux avouer avoir versé quelques larmes en découvrant cette proposition. Pas des larmes de joie, ni de tristesse au sens où l’on est touché artistiquement. Plutôt la tristesse de voir ce genre de choses advenir. Pour filer la métaphore littéraire, on peut y voir des mouvements chorégraphiques forts simples répétés, qui formeraient des lettres et des mots sans qu’advienne des phrases construites. Je suis allé revoir ce travail à Paris, pour être sûr du diagnostic, qui n’a pas été modifié. Mais pour le New York Times c'est « une merveilleuse lettre d'amour au ballet » (« Wonderful Love Letter to Ballet ») (ICI). 

On doit rappeler la trajectoire de notre homme pour comprendre la situation actuelle. Il crée sa première pièce, Urlicht, en 1976 pour le Ballet de Stuttgart, dont il devient le chorégraphe résident la même année. Il dirige le Ballet de Francfort (Frankfurt Ballet) de 1984 à 2004, puis enfin La Forsythe Company (The Forsythe Company) de 2005 à juin 2015. D’un côté, il va produire parmi les œuvres les plus hallucinantes et puissantes de l’époque. De l’autre, à deux reprises, il va se heurter aux exigences des collectivités locales. En 2004 il doit affronter la mairie de Francfort qui veut faire des économies et donc réduire la subvention. C’est la fin du Ballet de Francfort. En 2014, il ne peut plus soutenir la lourdeur de la direction d’une structure comme la Forsythe Company et le rythme exigé de trois nouveaux programmes chaque année, même en proposant un programme de reprise-s, sans parler du déficit significatif. Passer de Ballet de Francfort à Compagnie Forsythe (et non Ballet Forsythe), c’est abandonner, mine de rien, la référence à la danse classique. Et en effet, il explore des territoires qui relèvent très clairement de la danse contemporaine. Même si l’effectif de danseurs est réduit, le public est plus étroit, le modèle économique ne tient pas plus de dix ans. La voie de la danse contemporaine se ferme dramatiquement et traumatiquement face au mur des « réalités » économiques drastiques. La proposition du Ballet de Boston arrive à point nommé. Mais c’est un ballet classique. Et les danseurs de l’Opéra de Paris, autre ballet, ont leurs compétences mais ne maîtrisent pas les savoirs et savoir-faire accumulés lors des périodes Frankfurt Ballet et Forsythe Company. Peut-on alors affirmer que Forsythe n’a plus de compagnie pour créer de la danse contemporaine ? D’où une certaine schizophrénie. 

Forsythe a déclaré récemment au New York Times revenir à la danse classique, on devrait même dire à la merveilleuse danse classique (cf. ICI). Mais l’homme peut le même jour du 4 juillet 2016 créer pour un plateau de la très décevante danse classique avec Blake Works I à l’Opéra de Paris et mettre en ligne sur la 3° scène (numérique) de l’Opéra de Paris de l’excellente danse contemporaine avec Alignigung, un duo (cf. photo ci-dessous, ICI). 

Alignigung, 2016, Single channel video, Dimensions variable,
Artwork © William Forsythe, Courtesy Gagosian 

OBJETS CHORÉGRAPHIQUES

Couverture du livre William Forsythe: Choreographic Objects paru fin 2018, Photo Fabien Rivière

On ne doit pas oublier son très bon travail (contemporain) de plasticien-chorégraphe ou de chorégraphe-plasticien avec ses « objets chorégraphiques » (« Choreographic Objects ») qui ont été présentés, dans une grande exposition à Francfort (Allemagne), puis à Boston aussi, très récemment (du 31 octobre 2018 au 21 février 2019), à l’Institute of Contemporary Art (ICA) (cf. photo ci-dessous, site ICI qui comprend 7 vidéos), première exposition d’ampleur aux États-Unis, qui a publié pour l’occasion un riche catalogue (William Forsythe: Choreographic Objects, sous la direction de Louise Neri et Eva Respini, publié par The Institute of Contemporary Art/Boston & DelMonico Books - Prestel Munich London New York,  228 pages, ICI). Quelques objets ont été présentés en Île-de-France (ICI).

The Institute of Contemporary Art/Boston, Photo Fabien Rivière

PAS/PARTS 2018

L’acte III comprend donc Blake Works I, une autre reprise avec Pas/Parts 2018 (qui réactualise Pas/Parts (1999)), et une création mondiale, Playlist (EP)

Junxiong Zhao et John Lam dans Pas/Parts 2018 de William Forsythe,
Photo d'Angela Sterling - courtesy of Boston Ballet

Dans Pas/Parts 2018 la scénographie et la musique ne disent pas la même chose que la danse. La scénographie et les lumières sont pourtant de Forsythe (« Scenic and Lighting Design »), la musique de Thom Willems, qui a travaillé trente ans avec le chorégraphe. La scénographie suggère une immense boite, constituée de trois immenses panneaux gris qui cadrent l’espace. l’ensemble du fond de scène, et les extrémités droites et gauches, suggérant une abstraction radicale et une incarnation profonde. La couleur virera ultérieurement à l’aurore boréale, couleur or pur. La musique peut faire penser aux pulsations magnifiquement sauvages du groupe de rock Britannique The Prodigy, mais comme si le musicien avait fait un stage chez John Cage, pour son articulation avec le silence. La scénographie et la musique sont les garants inconscients sans doute du « contemporain », quand la danse se veut classique. Les interprètes, dans un premier temps, sont dans des lignes tranchantes et courbes qui font penser aux formes des mantes religieuses. La danse n’est pas sans intérêt mais la dimension d’exercice peut agacer. D’un côté on se dit que c’est une proposition, qui, pour la danse classique est plutôt parmi les plus intéressantes, quand elle l’est quand même sensiblement moins en comparaison avec le Ballet de Francfort, et la danse contemporaine dans ce qu’elle propose de meilleur.

La présence d'un danseur afro-américain, Lawrence Rines, est importante. Outre d’être un fort bon interprète, au visage expressif, il apporte de la douceur et de l'humanité.

LA COMMANDE



Pour un chorégraphe, répondre à ce que l’on nomme dans le milieu « une commande » d’une compagnie qu’il ne dirige pas est un challenge redoutable. La thématique de la soirée, c’est la commande (en danse classique) justement. Puisque aucune des 3 pièces n’a été créée dans le cadre d’une compagnie que Forsythe dirigeait. En 1983, il répond ainsi à la demande de Rudolf Noureev pour le Ballet de l’Opèra de Paris. Cela donne l’excellent France / Dance où l’influence et le dialogue avec George Balanchine sont manifestes. De même nouvelle proposition dans le même cadre en 1987 qui donne un chef-d’œuvre : In The Middle Somewhat Elevated avec les sublimes Sylvie Guillem et Laurent Hilaire (cf. vidéo ci-dessus). Puis, cela se gâte avec Pas/Parts et Woundwork 1 en 1999 à l’intérêt plus limité. On peut faire l’hypothèse que pendant que Forsythe approfondit son travail contemporain de façon vertigineuse avec le Ballet de Francfort, inventant de nouveaux mondes et de nouvelles motricités, son investissement dans le classique devient assez formel. 
     
BLAKE WORKS I

Le Boston Ballet dans Blake Works I de William Forsythe,
Photo d'Angela Sterling - courtesy of Boston Ballet

Blake Works I demeure ce qu’il nous semble être, c'est-à-dire pas grand chose. Et entendre pour la 3° fois la bande-son de James Blake trouve ses limites. Sans doute, à la première écoute, cette musique exerce un fort pouvoir de séduction, mais qui s’use finalement vite. Et je me disais, sans pouvoir l’expliquer, que, tant qu'à faire, je préférerais le meilleur de Bob Dylan. À l’entracte qui suit, je suis un peu abattu. Je déambule de nouveau dans ce magnifique bâtiment qu'est l'Opéra de Boston.  

 PLAYLIST (EP)

Patrick Yocum et le Boston Ballet dans Playlist (EP) de William Forsythe,
Photo d'Angela Sterling - courtesy of Boston Ballet

Playlist (EP) est la première création depuis 27 ans pour une compagnie américaine. C'est une énorme surprise. Sans doute reprend-elle des principes d’épures maximales de Blake Works I. Mais le projet est abouti. Le souffle vital est manifeste. Playlist (EP) met en avant l'articulation entre danse classique et une bande-son qui comprend un choix de musique populaire afro-américaine de rhythm and blues et de soul du siècle dernier (Natalie Cole et Barry White) et d'aujourd'hui (cf. notre article La bande-son de la prochaine création de William Forsythe, « Playlist (EP) »). Ainsi : 
Artiste-s > Titre du morceau 
Peven Everett > Surely Shortly 
Abra > Vegas 
Lion Babe/Jax Jones > Impossible
Khalid > Location 
Barry White > Sha La La Means I Love You
Natalie Cole > This Will Be (An Everlasting Love)


Autant les couleurs des costumes sont passées dans Blake Works I, qui peuvent faire penser à une époque lointaine où Khrouchtchev était encore premier secrétaire du Comité central du Parti communiste d'URSS (Union des républiques socialistes soviétiques), autant ici elles flamboient. En ouverture les garçons, athlétiques, portent un collant bleu foncé et un T-shirt rose, et se déplacent en groupe et forment des lignes simples. La vie explose. Comme si le chorégraphe avait lâché prise sur l'angoisse et la souffrance. William Forsythe semble un ado à la vitalité stupéfiante. Cela peut sembler surprenant mais c'est rassurant. La salle ne s'y trompe pas qui se lève comme un seul homme pour célébrer cette Joie.    
Fabien Rivière

Programme Full on Forsythe, du 7 au 17 mars 2019, Ballet de Boston, Boston Opera House (Boston). En savoir +    
À VENIR 
———— PARIS :  
Le Boston Ballet présente au Théâtre des Champs-Élysées (Paris) du 9 au 11 avril 2019 : Playlist (EP) et Pas/Parts 2018 de William Forsythe et Wings of Wax de Jiří Kylián. En savoir +

———— BOSTON : 
— In the Middle, Somewhat Elevated de William Forsythe, dans le programme rEVOLUTION (27 Février - 8 Mars 2020), avec Agon de George Balanchine et Glass Pieces de Jerome Robbins.  En savoir +  
— Artifact Suite de William Forsythe dans le programme Off the Charts (8 - 29 Mai 2020) avec Dance Part 3 de Stephen Galloway [ancien danseur du Ballet de Francfort que dirigeait William Forsythe] et Bella Figura de Jiří Kylián. En savoir +  

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