lundi 16 octobre 2017

Didier Eribon : « Pourquoi je n'assisterai pas à l'inauguration de la Foire du Livre de Francfort par Emmanuel Macron »

Source : Facebook de Didier Eribon (sociologue et écrivain)
Didier Eribon
La France est cette année l’invitée d’honneur de la Foire du livre de Francfort, et la presse allemande consacre de nombreuses pages à ce qui s’écrit et se publie aujourd’hui en langue française. A cette occasion, la cérémonie d’inauguration, mardi 10 octobre, réunira la chancelière allemande, Angela Merkel, et le président de la République française, Emmanuel Macron.

En ouvrant le message par lequel les organisateurs m’adressaient un carton d’invitation, un « Admisson Ticket Gold » pour « Guest of Honour », j’ai décidé de ne pas y assister. Je ne m’imagine pas en effet, le regarder et l’entendre discourir sur l’Europe et la culture, au moment où lui – et Merkel – détruisent patiemment les conditions de la création culturelle et les possibilités d’accès à celle-ci en Europe. Il serait bien étrange pour moi – et politiquement impensable – d’être présent à une cérémonie au cours de laquelle Macron inaugurera le pavillon français à Francfort, alors que chacune de ses décisions, chacune de ses réformes met en danger tout ce qui peut constituer le fondement d’une culture européenne. 

Le néo-libéralisme économique et le conservatisme autoritaire ne sont guère compatibles avec le développement et la diffusion de la culture, encore moins avec les principes fondamentaux d’une éthique de la culture.

Or c’est bien l’idéologie économique néo-libérale la plus caricaturale que défend et applique Macron actuellement. Il s’attaque aux protections qu’offrait le droit du travail afin de rendre plus facile les licenciements des travailleurs, et accroître ainsi la dépendance des salariés à l’égard du patronat. Ce qui va augmenter la précarité. Il s’attaque aux droits des chômeurs et au système des retraites. Et les mesures fiscales qu’il s’apprête à mettre en œuvre vont très largement profiter aux plus riches. C’est une redistribution à l’envers : prendre aux pauvres pour donner aux riches (même un journal comme Le Monde, qui l’a si activement soutenu pendant la campagne pour l’élection présidentielle, consacre désormais ses gros titres de « une » à cette étrange politique dont les objectifs explicites sont d’enrichir les riches). On va donner aux riches en multipliant des mesures telles que la suppression de l’Impôt sur la fortune. Et pour financer ce transfert d’argent vers les plus riches, afin, selon leur dogme idéologique, de favoriser la reprise économique qui finira bien par profiter à tous (quelle écœurante plaisanterie), on va prendre cet argent chez les plus démunis : prendre aux étudiants, en diminuant les aides au logement ; prendre aux retraités en augmentant les prélèvements mensuels sur leurs pensions, prendre aux fonctionnaires en bloquant leurs augmentations de salaire…. Tout cela aura pour seul effet d’accroître encore les inégalités, déjà insupportables, et même indécentes.

Je pourrai évoquer tant d’autres exemples : la baisse programmée du nombre de fonctionnaires, ou la situation effarante des hôpitaux publics qui ne peuvent fonctionner que grâce à l’extrême dévouement – jusqu’à l’épuisement – de toutes celles et de tous ceux qui soignent les malades. On peut aussi mentionner l’attaque sans précédent contre le financement du logement social.

Et Macron qui ne cesse d’afficher son mépris de classe à l’encontre des travailleurs, de « ceux qui ne sont rien » qu’il aime à opposer à « ceux qui réussissent », ne se prive jamais d’insulter ceux qui protestent contre sa politique, les syndicalistes, les manifestants, qu’il a osé traiter de « fainéants ». Tout ceci m’inspire un profond sentiment de dégoût, de colère, de révolte.

Et que dire de la manière dont les autorités françaises, la police française, se comportent à l’égard des migrants. Toutes les associations qui aident à l’accueil des migrants dénoncent jour après jour les brutalités policières : la police leur vole leurs couvertures, les arrose de gaz lacrymogènes, coupe les robinets d’eau au beau milieu de la canicule, ferme les cabines de douche, interrompt les consultations médicales… Et ceux qui se souviennent des belles paroles de Macron à la tribune de l’ONU appelant à traiter dignement les migrants et les réfugiés savent quel gouffre existe entre ce qu’il dit et ce qu’il fait. Ou plus exactement : savent que, dans ce domaine, ce qu’il fait est le contraire exact de ce qu’il dit.

Mais puisqu’il va s’agir demain de la « culture », je voudrais insister sur les coupes budgétaires dans les crédits de l’enseignement, et notamment de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le nombre de postes ouverts au recrutement dans les universités ou les organismes de recherche ne cesse de baisser. Les universités se retrouvent débordées par l’afflux des étudiants, et n’ont pas les moyens de faire face à cette situation catastrophique. Pendant ce temps-là, le circuit des Grandes écoles (situé en dehors de l’université pour tous, et où seuls les enfants de la bourgeoisie peuvent suivre leurs études) continue de privilégier les privilégiés : l’argent va à ceux qui en ont et, par le moyen du capital culturel, le capital retourne au capital.

La culture n’est pas un domaine autonome. Et l’on ne peut pas appartenir au champ culturel et rester indifférent aux régressions économiques, politiques, sociales ou faire comme s’il s’agissait de questions différentes. On l’a vu de manière exemplaire avec les conséquences de la gestion autoritaire et néolibérale de la crise de la dette, notamment en Grèce : une bonne partie de la population grecque réduite à la misère, les plus jeunes contraints à l’exil, et les plus âgés au désespoir et parfois jusqu’au suicide. En Grèce, et dans tant d’autres pays européens, les maisons d’édition sont menacées dans leur existence même, les librairies ferment, car les lecteurs ne peuvent plus acheter les livres. Et partout, partout, partout, ce sont tous les secteurs de la culture, toutes les activités culturelles qui doivent faire face à des difficultés majeures, en raison de la baisse des subventions publiques, mais aussi en raison de la précarisation générale de la population et donc des publics potentiels de la culture, et donc des métiers de la culture. 

Ce mélange de néo-libéralisme économique sans frein et de politique répressive caractérise la présidence Monsieur Macron, depuis qu’il est arrivé au pouvoir, en grande partie grâce aux électeurs de gauche qui n’avaient sans doute pas d’autre choix, mais qui ne désiraient assurément pas ce qui est en train de se passer. On ne leur demande pas leur avis, et on les insulte quand ils prennent la liberté de le donner. Oui, cette politique fait peser une lourde menace sur la culture, sur les libertés, et même sur la civilisation.

Je suis un européen convaincu. Je suis favorable à l’Europe. Je suis favorable à plus d’Europe. A une Europe sociale – c’est-à-dire une Europe des droits sociaux, celle de la solidarité sociale, celle du welfare state -, à une Europe culturelle, à une Europe intellectuelle, littéraire, artistique... A une Europe ouverte. Ce qui revient à dire que je ne veux pas de l’Europe que nous prépare Macron. Celle de la précarisation et de la fragilisation du monde du travail, celle de la mise en péril de la culture, celle de la brutalité policière contre les migrants… Bref, celle de la violence économique et sociale.

Président mégalomane et narcissique, président insultant et méprisant, Macron aime faire de beaux discours et se lancer dans de grandes envolées lyrico-mystiques. La vérité est plus sombre, plus inquiétante : démolition du droit du travail et des protections des travailleurs, régression sociale, destruction des services publics, appauvrissement généralisé, précarisation, répression, violences policières…

Et l’on voudrait que j’aille le regarder ? que j’aille l’écouter ?? Et peut-être aussi que je l’applaudisse ???

Eh bien, NON.

NOT MY PRESIDENT

Ce texte paraît simultanément en allemand sur le site de Süddeutsche Zeitung et dans l'édition imprimée du mardi 11 octobre.

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