lundi 4 avril 2016

Jan Fabre a été « curateur » du Festival d’Athènes et d'Épidaure moins de deux mois

        Acte 1  :   Nomination     

Le ministère grec de la Culture annonçait le 10 février 2016 la nomination de Jan Fabre à la direction artistique du Festival d'Athènes et d'Epidaure pour quatre ans (cf. notre article).

Il succède à Yorgos Loukos, par ailleurs directeur de la danse du Ballet de l'Opéra de Lyon, limogé fin décembre 2015 de ses fonctions (plus importantes) de président, après son inculpation pour des pertes de 2,7 millions d'euros (lire Georges Loukos limogé du festival d'Athènes pour mauvaise gestion). Il était en poste depuis 2006. Selon Jean-Marc Adolphe : « Il aurait creusé et dissimulé un déficit de plus de 2 millions d’euros. Mais en Grèce, tout le monde sait que ce pseudo « déficit » correspond très largement à une subvention que le ministère de la Culture a « oublié » de verser » (cf. son excellent article Jan Fabre n’ira pas se faire voir chez les Grecs).

        Acte 2  :   Programmation      




Jan Fabre à Athènes en 2016, Photo Evi Fylaktou

Le 29 mars, au musée de l’Acropole à Athènes, la programmation de l'édition 2016, qui débute en juillet, est dévoilée par Jan Fabre et son équipe de six conseillers dont cinq sont flamands : 
— « Programmation Littérature et idées » : Sigrid Bousset
— « Programmation Artistes Jeune Théâtre et Danse » : Edith Cassiers   
 « Programmation Arts visuels » : Bart De Baere et Katerina Koskina (présidente du Musée national d’Art contemporain de Thessalonique)
— « Programmation Art de la performance » : Joanna De Vos
— « Programmation Film » : Miet Martens

Le Festival d'Athènes et d'Epidaure devient le Festival international d'Athènes et d'Epidaure   (dans le dossier de presse, il est expliqué que l'ancienne dénomination était en fait Festival Hellénique, Festival Grec d'Athènes et d'Épidaure ; sur l'histoire du Festival on peut consulter son site ici).

Conférence de presse de Jan Fabre et son équipe, Athènes


À cette occasion, il présente l'affiche de l'édition 2016 du Festival (ci-dessous) qui représente l'équipe de Belgique de football : 
Il précise sa pensée : 
«During my four years as curator of the Athens and Epidaurus International Festival, I hope to build bridges and devise dialogue. I hope to make the Festival representative for the multicultural society it stands in. A Festival that forms a mirror of the world as well as a self-contained parallel universe, where diversity does not prove to be a problem, but a promise – for better art, a better future and a better world. Enjoy!»
On apprend surtout que la première édition sera dédiée quasi exclusivement à la Belgique (comprendre, la Flandre, pas la Wallonie), officiellement à cause de délais trop courts pour imaginer autre chose. Les noms de Jan Fabre (avec Mount Olympus, pièce de 24 heures, et Preparatio Mortis, solo dansé par Annabelle Chambon), Anne Teresa De Keersmaeker, Jan Lauwers Fabrice Murgia, Anne-Cécile Vandalem, le Groupov et Lisbeth Gruwez (ex-danseuse chez Fabre) sont cités, comme celui du metteur-en-scène français vivant en Belgique Jacques Delcuvellerie. Des workshops par de grands artistes belges pour de jeunes talents grecs sont annoncés. Deux expositions sont aussi prévues : une première consacrée aux grands artistes belges et une seconde à Jan Fabre, au demeurant excellente, vue à Anvers, Jan Fabre. Stigmates, Actions & Performances 1976–2013.

Les éditions 2017 et 2018 auront comme thème la Consilience (selon le dossier de presse, c'est une notion qui, dans le domaine de la science et de l'histoire, « réfère au principe qu'une preuve émanant de sources indépendantes et diverses, peut "converger" en une conclusion (plus) forte »). Ces deux éditions se concentreront sur « les artistes visuels, les artistes de la performance et les auteurs qui ont travaillé ou travaillent encore avec Jan Fabre. En outre, au moins un tiers des artistes présentés seront grecs ».   

         Acte 3    : Contestations       

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Réunion de contestation au Théâtre Sfendoni d’Athènes 

La réaction à cette situation n'a pas tardé. Le 1er avril, une réunion d'artistes et de professionnels s'est déroulée au Théâtre Sfendoni d’Athènes (cf. photos ci-dessus), rédigeant une Lettre ouverte (que nous publions ci-dessous). Ils exigent la démission de Jan Fabre et du Ministre de la Culture (on peut lire aussi le compte-rendu de LaLibre.be).

Mari-Mai Corbei, « Travailleur indépendant du secteur Arts vivants » selon son profil LinkedIn, précise la situation de cette réunion :  

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LETTRE OUVERTE A L’ATTENTION DU MINISTRE DE LA CULTURE M. ARISTIDIS BALTAS ET DU DIRECTEUR DU FESTIVAL D’ATHENES ET EPIDAURE M. JAN FABRE

Monsieur le Ministre, 

Nous nous sommes spontanément réunis aujourd’hui 1er avril 2016 dans le théâtre Sfendoni d’Athènes, tous créateurs qui vivent et travaillent en Grèce, représentants du théâtre, de la danse, du cinéma, de la musique, des arts plastiques, et nous avons discuté en détail tant de la nomination, par vous décidée, de l’artiste flamand Jan Fabre au poste de directeur ainsi que du programme du, désormais rebaptisé international, Festival d’Athènes que vous avez conjointement présenté. Nous avons convenu à une écrasante majorité qu’il s’agit d’une série de décisions inacceptables et problématiques, tant légalement que moralement, qui vont directement à l’encontre de la création contemporaine grecque et se retournent contre les artistes grecs au chômage, depuis longtemps mis à rude épreuve. Tout cela prouve que vous n’avez ni politique culturelle concrète, ni vision du présent et du futur de notre culture contemporaine. Constatant donc que ces décisions ministérielles spécifiques sont considérées comme illégales et surtout comme hostiles à la création vivante et à la culture de notre pays, et que autrement dit, vous ne pouvez plus nous représenter, nous demandons votre démission immédiate. Suit notre résolution pour Monsieur Fabre


Monsieur Fabre,
Lors de votre court passage dans notre pays, vous avez réussi à commettre une série de graves inconvenances, lesquelles constituent de profondes injures pour nous tous qui signons cette lettre mais pour de nombreuses autres personnes également. Plus spécifiquement :
1. Vous avez participé à une conférence de presse de « style aristocratique » avec carton d’invitation, (du jamais vu dans les usages du Festival Hellénique), à laquelle vous avez choisi en l’absence d’artistes grecs, ignorant que le Festival d’Athènes et Epidaure, comme tous les autres festivals, est pour l’essentiel, la création des artistes qui le nourrissent depuis des années de leur talent, de leur passion et de leurs idées d’avant-garde.
2. Vous avez admis ne pas avoir la moindre idée de la création artistique grecque contemporaine, mais, malgré cela, vous vous considérez capable de prendre en charge (comme curateur !) la principale institution culturelle du pays, rabaissant ainsi les créateurs grecs à une masse imprécise et artistiquement discréditée, et qui vous devrait, de plus, de la reconnaissance.
3. Vous nous avez présenté de but en blanc un état-major dispendieux de collaborateurs Belges (lesquels, il faut le souligner, ainsi que vous-même, seront payés par notre état en faillite) prouvant de la manière la plus claire que votre ignorance au sujet de la culture grecque contemporaine est destinée à rester ignorance.
4. Vous avez essayé, avec un culot notable il est vrai, de nous tromper en prétendant rendre International un festival qui l’est déjà depuis sa naissance tout en annonçant un programme purement belgo-belge, dont vous emportez personnellement la part du lion.
5. Vous nous avez exclu de (notre) festival, non seulement pour cette année mais encore pour les années à venir, nous, les créateurs grecs, nous considérant indignes de participer à l’ « installation » que vous-même organiserez, laissant insinuer que peut-être vous nous redonnerez la parole après qui nous ayons été « initiés » (à la manière d’une pure éducation) à votre univers esthétique personnel.

Pour toutes ces raisons, pour l’arrogance et le franc totalitarisme artistique dont vous avez fait montre, vous vous êtes vous-même rendu, monsieur Fabre, persona non grata.

Afin d’éviter les malentendus, par la présente lettre nous ne cherchons pas à négocier avec vous, non, nous ne sommes pas des syndicalistes, nous ne vous demandons pas de de nous accorder du temps ou un lieu dans votre « installation », nous ne nous abaisserons pas non plus au point humiliant de vous revendiquer ce qui nous appartient. Par la présente lettre nous vous faisons savoir que, premièrement nous ne vous reconnaissons pas comme directeur artistique du Festival d’Athènes et Epidaure et, deuxièmement, que vous nous devez réparation des insultes que vous avez commis à notre encontre en faisant ce qui tombe sous le sens : en retournant votre contrat d’engagement (pour vous et vos collaborateurs) au ministre qui vous l’a donné.


Le corps des personnes présentes

Théâtre SFENDONI

1 AVRIL 2016
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Un autre texte a été publié, sur la page Facebook de Tiago Bartolomeu Costa le 1er avril 2016 (ici) que nous publions ci-dessous. Tiago Bartolomeu Costa est Coordinateur de Chantiers d’Europe pour le Théâtre de la Ville (Paris, France) et Conseiller à la programmation internationale du São Luiz Teatro Municipal (Lisbonne, Portugal). 

Deux autres tribunes ont été publiées : le 29 mars, Watch out for the golden lamb [Attention à l'agneau d'or], du même Tiago Bartolomeu Costa (ici), et Open Letter to Jan Fabre du Belge Matthieu Goeury, qui travaille dans le domaine des arts de la performance (ici).  
  
Today, three days after the announcement of the new strategy for the Athens & Epidaurus Festival, several Greek artists will come together to discuss a strategy that will try to be common, effective and balanced.
Some questions need an urgent answer:
- If it’s Belgium artists, how come all artists are Flemish?
- Where does it end the concept of “Belgium artists”? What about those who live in Belgium but are from different nationalities, even Greek?
- Is the Belgium government paying for a part of the programming?
- What’s the budget for this edition?
- What’s the fee for the curatorial team?
- If Jan Fabre assumed he did not knew the Greek context, and the ministry clarified that all contracts are signed by him, what about the prior engagement towards the Greek companies?
- What’s the strategy towards the international work besides Belgium?
- What’s the definition of international for the Greek government when the prime minister stated that Fabre was going to put International at the centre of the festival’s strategy?
- What’s the quota for other artists from other countries?
- What’s the take of the new board towards the international commitments that the festival has on their international networks?
- Have the partners being informed of this new strategy?
- In what way is it being prepared, by the minister, a strategy towards the implementation of a new set of regulation for the support of the arts, based on the idea that in 2019 a new generation of Greek artists will arise?
- What are the criteria for the selection of the 50 young artists?
- How are the artists invited this year responding to the new frame proposed by Fabre about “being Belgium today” when compared to the open frame they had when they were regularly invited by the previous artistic board?
- In what way is there a really Exchange between Greek artists and Belgium artists if there’s a clear statement about Antwerp and Athens?
- How much is the city of Antwerp paying to this program?
- How much is the city of Athens paying for this program?
- What will be the agreement with the venues in the city in what regards the presentation of the shows?
- Who are the sponsors of the festival?
- How affordable will be the prices?
- How does the state intend to prevent the supposed incidents that might occur amongst audience members, when taking as example what happens every time Jan Fabre has such exposure (see Avignon 2005)?
- If money is a tool, like Fabre said, what tool is it?
- Who are the co-producers for the shows already scheduled for 2017-2018-2019 and what’s its dependency on the annual budget?
- Also, did the festival offer these shows already being considered by Fabre or come out o f the conditions?
- Where are these show going to be produced and what’s the quota for Greek artists and technicians in it?
- In what way does the Ministry and the government consider that the generation that as been working on the past years has failed on it’s mission to show the international potential of Greek theatre and dance scene?
- What’s the curatorial freedom the two museums will have on the choices for the scheduled exhibitions?
- Why 1/3 for greek artists? why this figure? why not another? why not 10%, for instances? and does a third of the programming mean a third of the budget?
- If crisis stimulates creativity, how much money can Jan Fabre’s live without in order to be even more creative?
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      Acte 4 : Démission     


Le 2 avril, sur sa page Facebook, Jan Fabre annonce sa démission (accompagnée de la photo ci-dessus). Il explique : 
"Hereby I, Jan Fabre, resign as the curator of the Hellenic Festival.
I accepted a mandate from the Minister of Culture of Greece to make in all freedom artistic choices.
This seems no longer to be possible in Greece.
I do not want to work in a hostile artistic environment to which I came with open mind and open heart.
I wish the Greek artists good luck with their work and their Festival." 
Jan Fabre, 2 april 2016.
TRADUCTION  : 
« Par la présente Moi, Jan Fabre, démissionne en tant que commissaire du Festival Hellénique.
J’ai accepté le mandat du ministre grec de la Culture sous condition de pouvoir faire mes choix artistiques en toute liberté.
Cela ne semble plus possible en Grèce.
Je ne souhaite pas travailler dans un environnement artistique hostile, dans lequel je suis pourtant arrivé avec l’esprit et le coeur ouverts.
Je souhaite aux artistes Grecs bonne chance avec leurs travaux et leur Festival »

Le jour qui suit, Jan Fabre, publie des photos de lui (cf.ci-dessus), souriant, dans un atelier avec cette légende.
Jan Fabre working today at Cave d’Arte Michelangelo in Carrara on his new series of marble sculptures for the exhibition 'Jan Fabre. Knight of Despair / Warrior of Beauty' opening in the State Hermitage Museum in St. Petersburg on October 21 2016.

Le message est clair : Jan Fabre est passé à autre chose, il travaille à ses projets, il va bien, il sourit.

De son côté, le ministre de la Culture Aristides Baltas « n'a pas caché son amertume samedi dans [un] communiqué, rappelant que Jan Fabre était venu pour apporter son aide à une Grèce en crise, limitant ses émoluments pour s'occuper du festival et y présenter les productions de sa troupe à 20.000 € par an. » (sourceIl a aussi affirmé dans ce communiqué que la décision de Fabre était « le résultat d'une attaque coordonnée par des partis politiques, les médias et une partie de la communauté artistique. » (source

      Acte 5 : Conclusion      

Peut-on faire un parallèle entre la démission de Jan Fabre et celle de Benjamin Millepied de la direction du Ballet de l'Opéra national de Paris ? Il s'agit de deux artistes qui se retrouvent à la direction de deux institutions qu'ils ne connaissent pas (pourquoi pas). Sans doute Benjamin Millepied est-il resté plus longtemps que Jan Fabre, et a-t-il pu engager des changements. Mais leur passage a été bref. Fabre parle pour expliquer sa décision de ses « choix artistiques en toute liberté » (« all freedom artistic choices ») qui ont dû affronter un « environnement artistique hostile  » (« hostile artistic environment »). Bref, la « Liberté » contre « L'hostilité ». Mais de quelle « Liberté » s'agit-il ? S'agit-il de ne pas tenir compte du contexte ou du réel ? Il apparaît que l'un comme l'autre, en voulant passer en force sans tenir compte des réalités pratiques et historiques du terrain, en allant trop vite, ont manqué singulièrement d'un minimum de sens de la situation. On dit aussi manque de psychologie flagrant. Imposer une programmation Belge la première année, même en prétendant que les choses seraient différentes les autres années avec 1/3 de programme grec (élégant quota), et Fabro-centrée les deux années suivantes, à un festival qui programme en grande partie des artistes grecs, et dans un pays qui connaît une situation économique catastrophique, est une aberration. À quoi pensait-t-on pouvoir s'attendre alors ? L'ego d'un artiste n'est pas forcément son meilleur ami pour agir. 
Fabien Rivière 
Site du Festival d'Athènes et d'Epidaure

PS. Aujourd'hui, on apprenait le nom du successeur de Jan Fabre : Vangelis Theodoropoulos, acteur et metteur-en-scène né à Athènes en 1953 (source : ici, lire aussi la fin de l'article de Jean-Marc Adolphe ici).

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