jeudi 26 novembre 2015

La vie, la mort, l’ambulance ("Les Métopes du Parthénon", de Romeo Castellucci)

Vue d'une partie du public lors de Les Métopes du Parthénon, de Romeo Castellucci, 
Les photos de cet article sont de Fabien Rivière ©

L’actualité à Paris du metteur en scène italien Romeo Castellucci est chargée, puisqu'il y aura présenté quatre productions en deux mois : Moses und Aron à l’Opéra de Paris - Bastille du 17 octobre au 9 novembre, Ödipus der Tyrann. de Friedrich Hölderlin, d’après Sophocle au Théâtre de la Ville du 20 au 24 novembre, Le Metope del Partenone à La Villette du 23 au 29 novembre, et Orestie (une comédie organique ?). d’après Eschyle à l’Odéon - Théâtre de l’Europe du 2 au 20 décembre et à l’apostrophe - Théâtre des Louvrais à Pontoise les 8 et 9 janvier prochains.

Le Metope del Partenone (en français, Les Métopes du Parthénon) se déroule dans l’immense halle de la Villette vidée de tout pour la circonstance. Elle est brute de décoffrage. Les spectateurs sont debout et conservent les vêtements qu’ils portent dehors.
JOUER MALGRÉ TOUT

Massacres du 13 novembre oblige, le public a reçu un courriel d’avertissement sur le caractère possiblement choquant sinon traumatisant de certaines scènes. Au début de la représentation, Castellucci au micro devant les spectateurs lit un texte où il explique : 
 "Le Metope del Partenone a été créé en juin 2015 à Bâle [Suisse], dans le cadre de la foire d’art contemporain d’Art Basel. 
La forme du spectacle auquel vous allez assister est en tous points identique à celle de Bâle. Rien n’a changé. Ni les actions, ni le temps, ni le mode dramatique. 
Comme là-bas, ici aussi, l’espace n’a pas de tribune. 
Idéalement, c’est comme être dans la rue : on est debout, on marche, on forme des cercles spontanés autour des actions. 
On voit des corps tomber, on lit des énigmes projetées sur le mur. 
Maintenant, c’est moi qui parle, Romeo Castellucci ; je voudrais vous dire mon état d’esprit.  
Le Metope del Partenone a le malheur de contenir des images identiques à ce que les Parisiens viennent de vivre il y a seulement quelques jours. Cette action a le malheur particulier d'être un miroir atroce de ce qui est arrivé dans les rues de cette ville. Images difficiles à supporter, obscènes dans leur exactitude inconsciente. 
Je suis conscient que trop peu de temps a passé pour traiter cette masse énorme de douleur et que nos yeux sont toujours grands ouverts sur la lueur de la violence. Je suis conscient de cela et je vous demande pardon. 
Mais je suis impuissant et ne peux rien faire face à l’irréparable que le théâtre représente. 
Voilà, en ce moment il me semble plus humain d’être là. Être ici aujourd’hui signifie qu’il faut être présent et vivant, devant les morts".
LA REPRÉSENTATION

Puis, trois personnes s’approchent tranquillement du public, installent la situation. Une seule demeure. Et cela commence. Fort. Très fort.  

Une jeune femme est allongée sur le sol. Un véhicule d'intervention arrive avec une équipe qui prodigue les premiers secours. Des professionnels du soin vont tenter de la maintenir en vie. En vain. Le corps est recouvert d’un drap blanc. La scène est violente et ultra réaliste.  

Sur l'immense panneau blanc qui délimite la halle est projeté ces mots : PREMIÈRE DEVINETTE. Elle est suivie d’un texte énigmatique, puis de la réponse, laconique.


Les six scènes sont construites à l’identique, mais le/la blessé/e grave diffère. Suivront ainsi un homme qui suffoque, un ouvrier portant une combinaison blanche avec casque sur la tête, aux boyaux visibles (on frôle alors le grand-guignol), une jeune femme en pantalon patte d'eph, longs cheveux noirs, yeux bouffis (par l’alcool ?), un homme jeune, grand et costaud, au visage et haut des bras brulés, une jeune femme en jean, crête iroquoise rose fluo, dont la jambe gauche sans peau est dans un état hallucinant. Suffocations, cris, hurlements.         

Il y a l’odeur de gazole des véhicules de secours qui stationne dans l’espace. 

La plus grand partie du public ne perd pas une miette de ces visions atroces. Je fais quant à moi des allers-retours entre l’action et un éloignement qui me semble nécessaire afin de tenir le choc, respiration nécessaire. Des gens parlent, ou rient. Pas de « silence plombé » dont fait état un magazine ici

En conclusion, deux machines de nettoyage avec pilote viennent faire disparaître le sang répandu sur le sol et un morceau de boyau. Les interprètes ne viennent pas saluer. Pas d’applaudissements. D’ailleurs, je ne songe pas une seconde à cela.  


DEVINETTE 

L’idée d’une devinette après chaque scène de désolation me semble déplacée. Qui plus est, la devinette est incompréhensible, de même que la réponse (sauf peut-être à lire couramment des textes écrits jadis en grec ancien). Outre son opacité, elle donne le sentiment d’être déconnectée des faits. On suppose bien qu’il s’agit d’un contrepoint plus distant et réfléchi au réalisme de ce qui est montré, mais cela tombe à plat. L’articulation des deux niveaux ne se fait pas. Cela dit, ce n’est pas bien grave, compte tenu de la puissance expressive des corps. 

« La réponse n’est jamais digne de la question », affirme Castellucci. Il n’est pas sûr que les scientifiques (mathématiciens, physiciens et biologistes), les chercheurs en sciences humaines (historiens et sociologues par exemple) et les philosophes, qui produisent des milliers de pages d’analyses, partagent cette affirmation sans doute un brin péremptoire. 

PRIVÉ - PUBLIC

Si l’actualité française peut tirer la pièce vers les assassinats du 13 novembre, l’expérience traumatisante qui est à l’origine du projet est de nature privée et non sociale ou politique. Il s’agit de la mort sur le plateau de l’ami Alfredo Tassi. « L’ambulance est arrivée et n’a pas été capable de le sauver. Il est mort dans mes bras », explique Romeo Castellucci. Et les morts de la pièce ne le sont pas par balles. Il existe donc une distance et une proximité avec les événements tragiques récents.

La pièce est remarquable dans sa façon de poser que la vie est liée pratiquement, quotidiennement et indissolublement à la mort. Ce qui est une évidence pour certains, et plus précisément hors de l'Europe, ne l'est plus vraiment en Europe, qui connaît la paix depuis la Seconde Guerre mondiale. Le Premier ministre français vient cependant de déclarer le 20 novembre au Sénat ici que « Nous avons changé d'époque. Nous sommes entrés, avec une dureté absolue, dans un moment nouveau. » Quelques jours plus tard, le 24 novembre sur Canal +, il précisait sa pensée. Il s'agit d'une « menace permanente, et durable, celle du terrorisme. » (ici, à 03:09)

AVIS DE PROS

À l’issue de la représentation, deux professionnels de la performance manifestaient leur déception. Je demandais alors quelles étaient leurs relations pratiques à la mort. « Je suis fils de boucher, disait le premier, alors la viande, je connais ! », la seconde expliquait sa relation répétée à la mort et son expérience de mort imminente. Peut-être ceci expliquait-il alors cela.


CHANGER ?

Quelle capacité a le théâtre à changer les consciences ? Castellucci oppose l’industrie du spectacle au théâtre qu’il défend. Soit. Mais le sociologue français Pierre Bourdieu a montré que les deux pratiques sont prises dans des logiques de consommation culturelle. On peut dire que le consommateur n’est pas modifié par sa consommation, qui ne change pas son rapport au monde, et ne le rend pas meilleur, plus humain. Le théâtre est une église où vont les fidèles, qui ne sont quand même pas des comiques (je pense, à l’inverse, aux danseurs hip hop, souriants et disponibles). Castellucci essaie de subvertir cet ordre.       
Fabien Rivière

Le Metope del Partenone, de Romeo Castellucci, Grand Halle de La Villette, du lundi 23 au dimanche 29 novembre. En savoir +

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