lundi 11 juin 2018

Interview de Marco Berrettini : « George, Pina and I »

Marco Berrettini, Photo DR

Le danseur et chorégraphe Marco Berrettini vit en Suisse depuis 16 ans, à Genève (après 16 années en France). Il a reçu en octobre dernier un Prix Suisse de la Danse, remis tous les deux ans, pour sa pièce iFeel3dans la catégorie « Création de danse actuelle » pour la période 2015 - 2017 (ICI)

À cette occasion, l'Office fédéral de la culture (OFC) Suisse a commandé une interview du lauréat. Nous remercions l'auteur de l'interview et l'OFC de nous autoriser à publier la version longue inédite en exclusivité de ce texte, qui vient de paraître (ICI, format Pdf), en quatre langues (français, allemand, italien, anglais).
Fabien Rivière

« Je suis beaucoup plus proche dans mon parcours de Pina Bausch que de Balanchine, mais ce dernier nourrit d’avantage mon travail que Pina » 
Marco Berrettini 
EXTRAIT DE IFEEL3 

LE PRIX SUISSE DE LA DANSE 

Marco Berrettini lors de la remise du Prix Suisse de la Danse, Photo BAK - Adrian Moser 

— Que représente pour vous le Prix Suisse de danse, catégorie « Création actuelle » 2015 - 2017 ? 

— Quand j’ai appris cette nouvelle, ma première pensée est allée à ma fille. Cela m’a fait plaisir de penser qu’elle serait éventuellement contente de son papa. Puis, j’ai songé à mon père, qui vit encore en Italie. Quand j’étais jeune, il avait beaucoup de doutes quant à mon choix de m’engager sur le chemin de la danse. Cela me fait plaisir qu’il puisse être fier de son fils. La danse peut être un métier comme un autre. 

J’y ai vu aussi un remerciement de la Suisse envers mon travail. Je peux exprimer ma gratitude envers ce pays qui m’a accueilli, et m’a donné l’occasion de travailler. J’ai confiance dans mes interlocuteurs des organisations étatiques, avec lesquels j’aime échanger. Et j’aime me dire qu’il n’existe pas forcément une relation cynique de l’artiste avec ses institutions. Il peut exister une véritable collaboration, à plusieurs niveaux.   

La cérémonie de remise des Prix Suisses de danse s’est déroulée en octobre 2017 à Fribourg au Théâtre Équilibre. J’ai eu le trac de ma vie. Sur un plateau, je peux me permettre beaucoup de choses, mais lors de cérémonies officielles, c’est tout le contraire. Je n’avais pas préparé de discours. On me présente en italien. Je trouve intéressant l’idée de commencer à intervenir dans cette langue. Mais beaucoup d’amis francophones sont dans la salle, et les organisations Pro Helvetia et l’OFC comptent beaucoup de suisses allemands. J’achève, en italien, mon discours par « Je remercie l’OFC pour les 25.000 € ». Puis, je traduis en français, mais au moment de donner le montant du prix, je ne sais pas ce qui m’a pris, je le fixe à 35.000 €. Je recommence en allemand, et, à la fin, le prix était devenu 50.000 €. La salle a éclaté de rire. On peut y voir une réflexion sur les différences de pouvoir entre les trois communautés linguistiques. C’est devenu malgré moi un discours humoristique hautement politique, alors que ce n’était pas voulu au départ.  

Marco Berrettini, Photo Gregory Batardon

VIVRE EN SUISSE

Drapeau de la Suisse

— Depuis combien de temps vivez-vous en Suisse ? 

— Depuis seize ans. 

— Pourquoi avez-vous choisi de vous y installer ? 

— On est à la fin des années 90. Je vis alors à Paris. Après une série d’attentats d’une part, et de manifestations d’autre part, il commençait à y avoir beaucoup de tensions. J’étais submergé de travail, et stressé. Or, chaque fois que je devais aller présenter mon travail à Genève au Théâtre de l’Usine grâce à Jann Marussich, ou à Lausanne à L’Arsenic invité par Thierry Spicher, j’étais accueilli avec beaucoup de bienveillance et de sympathie. J’ai senti une ouverture. Et on y parlait français. Je ne devais pas apprendre une nouvelle langue.  

— En France, vous m’aviez dit qu’il arrivait que l’on vous fasse sentir que vous êtes « étranger. » 

— Dans certaines villes de Suisse, tu peux te sentir étranger. Tu ne peux pas te sentir étranger à Genève. Dans le centre-ville tu entendras peu de gens parler français. Tu te sens chez toi. Tu peux t’interroger sur la nature de l’identité de la ville. Il te faut des années pour la comprendre. Il y a, par exemple, ces vieilles familles genevoises.

J’ai donc donné des stages, présenté mon travail. L’Arsenic a co-produit une de mes pièces. J’avais envie de quitter Paris, après seize ans. J’ai aussi rencontré une jeune femme. La rencontre a d’abord été professionnelle, puis amoureuse. 

— Avez-vous été mieux reçu en Suisse qu’en France ? 

— Il est difficile de comparer. Quand je suis arrivé en France, je ne parlais pas un mot de français. Or, l’intégration passe beaucoup par la langue. Passer d’une ville allemande de taille moyenne, Wiesbaden, à une grande ville comme Paris est un saut considérable. J’étais engagé comme interprète d’une compagnie de danse jazz. En passant de Paris à Genève, je passe d’une métropole mondiale à une ville de taille moyenne. Mais j’ai été aussi bien accueilli à Paris qu’à Genève. 

Marco Berrettini, Photo Gregory Batardon

UN PARCOURS

— Comment décririez-vous votre parcours artistique en tant que chorégraphe ? Quelles en sont les étapes les plus importantes ? 

— Je distingue deux périodes. Dans la première je pratique une danse-théâtre de deuxième génération (Pina Bausch et Reinhild Hoffmann sont les fondatrices de la première génération). Elle débute en 1988 et s’achève en 2006. Elle dure pratiquement vingt ans. Elle est imbibée de questionnements qui portent sur mon métier, avec humour. Qu’est-ce qu’être un artiste, un danseur, dans une compagnie de danse contemporaine ? No Paraderan (2004), par exemple, reprend Parade, le fameux ballet de 1917, projet de Jean Cocteau pour les Ballets russes, dont la chorégraphie est de Léonide Massine, la musique d'Erik Satie, les décors et les costumes de Pablo Picasso. Le titre pourrait se traduire par Ils ne paraderont pas. Quelles sont les attentes des spectateurs ? Picasso faisait défiler les managers déguisés en chevaux.

—  Le personnage d’Emil Sturmwetter que vous avez créé est important. Il apparaît dans trois pièces, Je m’appelle Emil Sturmwetter (1994), Le procès d’Emil Sturmwetter (1998), et Emil Sturmwetter prépare l’an d’Emil (1999). Il ne semble pas a priori questionner le métier d’artiste.  

— C’est un parfait crétin. Il a vu des choses à la télé, et il les mélange. Je m’interroge sur la culture qui règne dans les médias. À l’origine, Sturmwetter n’a pas été conçu pour des théâtres. Il s’agissait d’une performance pour une discothèque parisienne, dans le cadre de La soirée du meurtre, qui avait invité une trentaine d’artistes. J’ai écrit le texte dans l’avion. J’arrive avec un synthétiseur, je dis le texte et je danse à la fin, partageant le plateau avec un groupe de rock. Deux programmateurs m’ont demandé de faire cela dans un théâtre. Cela n’avait pas été conçu pour tourner. 

—  Avec Emil Sturmwetter, vous semblez vouloir poser la question de la culture populaire, qui est évacuée par la danse contemporaine. Vous travaillez un  matériau qui est considéré avec méfiance par la majorité des chorégraphes contemporains. 

— Je pourrais être fier d’annoncer que j’ai mené toute une réflexion sur cette question. Ce n’est pas le cas. J’ai grandi en Allemagne, jusqu'à mes 18 ans. Dans mes expériences de jeunesse on trouve la disco, les écoles de danse de salon, puis une formation plutôt orthodoxe en danses classique et contemporaine, constituée aussi de modern dance, de jazz, de danse folklorique. Je poursuis mes études à la Folkwangschulen à Essen sous la  direction de Hans Züllig et Pina Bausch, dont je sors diplômé. 

Quand j’arrive en France en 1988 ma préoccupation première est de mélanger la parole, la danse et la musique, dans un souci d’abstraction et de déconstruction. 

À un moment, les limites de la danse-théâtre me sont apparues insupportables. Et j’avais le sentiment d’avoir tout dit. Après No Paraderan j’ai réfléchi à une autre façon de travailler.

La seconde période est plus difficile à qualifier. Elle est plus basée sur le mouvement. C’est une tentative de mélanger dans ce domaine des influences européennes (avec les français Georges Appaix, Jérôme Bel et Dominique Bagouet, le néerlandais Hans van Manen, et l’allemande Pina Bausch) et américaines (George Balanchine, Bob Fosse et Meredith Monk). 

Je mobilise des essais, et je tente ensuite d’en faire une pièce. Avec Si, Viaggiare (2011), je peux citer le Rencontre avec des hommes remarquables de Georges Gurdjieff, iFeel (2009) Colère et temps du philosophe allemand Peter Sloterdijk, iFeel2 (2012) Of Pandas and people de Percival Davis et Dean H. Kenyon, iFeel3 (2016) Atlas shrugged de Ayn Rand et iFeel4 (2017) Tu dois changer ta vie de Peter Sloterdijk. Je peux citer aussi les travaux de l’anglais Rupert Sheldrake, de l’américain James Hillman et de l’indien Jiddu Krishnamurti. Avec ma dernière création présentée cette année, My soul is my visa, j’ai travaillé avec Le livre rouge du psychanalyste Carl Gustav Jung. 

« ALLEMAND » ?

— J’ai vu l’exposition rétrospective Georg Baselitz à la Fondation Beyeler à Bâle cette année. Il a 80 ans. Dans le catalogue de l’exposition on trouve une interview où il explique qu’il est un peintre « allemand » — au sens où il est hanté par l’histoire de son pays — en précisant même, de la région de Saxe. Quand il a déménagé à Berlin, la Saxe lui manquait. Vous, êtes-vous « allemand », et même associé à la région dont vous venez ? 

— Je suis proche de Baselitz dans le sens où l’Allemagne me manque, comme la région d’où je viens, le land de Hesse (la capitale est Francfort-sur-le-Main), où je suis né. La langue me manque, même certains plats. Pour le reste, mes préoccupations artistiques ne sont pas « allemandes ».  

Photo Facebook

LA DANSE CLASSIQUE

— Outre les danses populaires et la danse contemporaine, votre intérêt se porte sur la danse classique. Cela semble à priori stupéfiant. 

— C’est un vrai mystère. Je démarre par la danse disco, dont je gagne certains concours, et les danses de salon. On me conseille, pour enrichir ma technique, de pratiquer la danse jazz, la pratique en boîte de la disco n’étant pas jugée suffisante. Ma prof me conseille, pour développer mon corps, de m’intéresser à la danse moderne et à la danse classique. Le hasard fait que l’école où je suis inscrit en danse classique appartient au maître de ballet du Ballet de Wiesbaden. Je suis le seul garçon dans le cour. Il me demande de venir au cour de la troupe, qui compte une quarantaine de danseurs. À l’époque l’Allemagne employait beaucoup de danseurs américains. J’ai découvert les travaux de John Cranko, John Neumeier et du Ballet du Bolchoï. Dans l’école de danses de salon où je suis inscrit j’organise des chorégraphies pour les soirées de gala pour une trentaine d’élèves. À la télé je découvre les comédies musicales américaines. Je me dis qu’il y a des choses à piocher dans la danse classique, que l’on peut y voler des formes chorégraphiques pour les réinjecter dans un groupe jazz. 

— Pas les états de corps de la danse classique ?

— Oui, la forme. Et quand j’ai quitté Pina Bausch, j’ai été danseur classique pendant deux ans à Wiesbaden. Il fallait bien vivre. La danse classique est un système aristocratique et politique qu’il fallait remplacer. Il s’inscrit dans un système bourgeois et élitiste. Ce n’est pas la danse qui est en cause, mais la pensée d’une couche de la société.  

C’était aussi la seule branche de la danse où l’on avait les moyens de chorégraphier des symphonies entières. John Neumeier a monté les 2h45 de la Passion selon saint Matthieu de Bach dans une église à Hambourg. On peut citer Uwe Scholz, Jiří Kylián ou encore Glen Tetley. Les moyens et les filières de production sont incomparables avec celles de la danse contemporaine. Cela procure un sentiment de pouvoir et de puissance absolus. Même Pina Bausch choisit des chansons, sauf pour Les 7 péchés capitaux (1976), sur une musique de Kurt Weill, créé seulement trois ans après son arrivée à Wuppertal. Un jeune chorégraphe aurait pu dire « J’ai quelques 45 tours à la maison et je vais broder autour. » Dans une de mes premières pièces j’ai utilisé un mange-disque que les danseurs devaient tenir avec les dents. Signifiant ainsi que chacun peut venir avec son univers artistique et se balader avec. 

— On pourrait parler de votre fascination pour Balanchine (1904 - 1983) et le Ballet Cullberg (fondé en 1967).  

— À la mort de Balanchine je me suis demandé : comment continuer après ? Je suis beaucoup plus proche dans mon parcours de Pina Bausch que de Balanchine, mais ce dernier nourrit d’avantage mon travail que Pina. Cela n’enlève rien au génie de cette dernière. Je vais constamment piocher dans les ballets de Balanchine : la façon dont il organise la durée des formes chorégraphiques en relation à la musique, c’est énorme. 

— C’est-à-dire ?

— Robert Schuman's Davidsbündlertänze (1980), en français ‘’Danses des membres de la Confrérie de David’’’ de Robert Schuman, que signe Balanchine, sur une musique de  Schumann, est tellement savant dans le détail, c’est comme un puits. Même Pina, à mon avis, allait puiser chez les classiques. Elle a travaillé un temps aux États-Unis. À mon avis sa relation à la danse classique est bien plus décomplexée que bon nombre de chorégraphes. Elle faisait ça avec génie, nonchalance et discrétion. L’héritage de la danse classique chez Pina est énorme, et pourtant, on ne l’a jamais vraiment interviewé là-dessus, parce que c’est la créatrice du Tanztheater.

— On peut donc aller piocher dans la danse classique sans le poids des valeurs que cet art porte ? 

— La question est importante (silence). Non. Il y a forcément des valeurs qui sont véhiculées. Par contre, j’ai un accès plus facile à la forme chez Balanchine que chez Pina. On peut piocher chez Pina, mais comme Balanchine propose un art plus abstrait on a le sentiment que l’accès est plus direct. C’est comme les designers qui revisitent la table ou la chaise d’un collègue des années 40, car c’est un objet classique. Quand je vois, par exemple, Les 7 péchés capitaux (1976) de Pina Bausch, je tombe directement sur les valeurs : Brecht, l’Allemagne de Weimar, le socialisme, le nazisme. Chez Balanchine, avec Diamonds (1967), je ne pense pas au capitalisme, je ne pense pas à son devenir aux États-Unis après l’URSS (en 1933). Je ne pense pas à ce rêve américain. Je reçois comme une gifle l’organisation des corps dans l’espace sur une musique de Tchaikovsky. 

Photo Gregory Batardon

LES ARCHIVES

— Quel est votre rapport aux archives, à vos archives ? 

— Dans mes pièces se trouvent des valeurs qui sont cachées. Parmi elles, je ne pense pas qu’un chorégraphe doive obligatoirement léguer par exemple ses dessins dans un musée dont certaines personnes pensent pouvoir tirer un sens pour comprendre son travail. Si je devais ouvrir les archives de mon cerveau, une partie des gens serait déçue, l’autre trouverait cela très trivial.  

— Si l’on poursuit le raisonnement, cela signifie qu’il y aura des archives Jérôme Bel, et pas d’archives Marco Berrettini. Donc les gens sauront que Jérôme Bel existe, et ignoreront votre existence.  

— On pourrait dire que quand les gens auront vu les archives Jérôme Bel, ils pourront mieux comprendre les archives Marco Berrettini (souriant), qui n’existent pas. 

La mémoire, c’est celle des spectateurs de mes pièces, uniquement. Cela dit, pour les spécialistes de la danse je laisse des documents (vidéos, dossiers de mes spectacles, interviews, et quelques textes qui m’ont inspiré). J’ai été contacté il y a quelques années par Les Archives suisses de la danse (Site) auxquelles j’ai envoyé des cassettes VHS. Et maintenant que tout est digital, j’ai ouvert un canal Vimeo (ICI) où je vais mettre progressivement toutes mes pièces.

Les archives William Forsythe ont un sens. Ou celles de Myriam Gourfink qui a inventé un langage de symboles pour écrire ses pièces. La Fondation Laban (Royaume-Uni) a accepté qu’elle ajoute des symboles à la notation de Rudolf Laban, parce qu’il y manquait certaines indications. Personne n’a envie de voir mes croquis. 

Cela dit, je publie l’année prochaine un livre, Function is Beauty, soutenu par la Manufacture - Haute école des arts de la scène (sa « Mission Recherche », Site), à Lausanne, et le Centre chorégraphique national de Caen (France). J’apporte aussi beaucoup d’importance à mon travail pédagogique dans le cadre de stages.  
Propos recueillis par Hervé Laval

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