mardi 27 mars 2018

Ballet du Rhin - «Grands chorégraphes européens» : Scholz / Kylián / Forsythe, du bon travail

Riku Ota dans Jeunehomme, de Uwe Scholz, Photo Agathe Poupeney - PhotoScene

C’était en quelque sorte son baptême du feu : nommé en juillet 2016 (ICI), et entré en fonction en septembre 2017, le nouveau directeur du Ballet du Rhin, Bruno Bouché, a présenté son premier programme de la saison, avec trois pièces courtes d'environ une demi-heure chacune (respectivement 26 minutes, 27 minutes 52 secondes et 35 minutes), sous l’intitulé de « Grands chorégraphes européens ». Avec, dans l’ordre d’apparition, Uwe Scholz, Jiří Kylián, et William Forsythe. Un allemand, un tchèque et un américain qui a fait l’essentiel de sa carrière à Francfort (Allemagne). Un mort (le premier, en 2004, à 45 ans) et deux vivants (de 70 et 67 ans). Trois hommes. Trois "classiques" de la danse néo-classique (même si le dernier relève finalement autant de la danse classique que la danse contemporaine, et qu'il est un véritable révolutionnaire). Deux noms connus (Kylián et Forsythe), et un inconnu (du grand public). On notera au passage que Forsythe était présent dans l'exposition de « Chorégraphes américains à l'Opéra de Paris » en 2016. Alors, européen ou américain ? Ce qui est sûr, c'est qu'il a travaillé en Europe pendant presque 40 ans (1976 - 2015), après 26 ans aux États-Unis. 

Mais qui est Bruno Bouché, demanderez-vous peut-être ? Il est entré à l’école de Danse de l’Opéra national de Paris en 1989, avant d’être engagé dans son Corps de Ballet comme Quadrille en 1996, Coryphée en 1999 puis Sujet en 2002. Il dirige depuis 1999 sa compagnie, Incidence chorégraphique. Et, à vrai dire, pour être précis, il faut écrire qu'il dirige dorénavant le « CCN/Ballet de l’OnR », soit le Centre chorégraphique national/Ballet de l'Opéra national du Rhin, qui compte 33 interprètes. La troupe vient d'accueillir 11 nouveaux interprètes, qui ont été sélectionnés parmi 1.000 candidats ! 

Ces soirées dites "composées" posent des problèmes pratiques. Une fois le chorégraphe déterminé et sa pièce choisie, encore faut-il trouver la bonne personne pour la remonter, quand le chorégraphe est peu disponible, et laisser suffisamment de temps aux danseurs, qui doivent être au niveau, pour qu'ils se l'approprient. Les compagnies de ballet passent d'un chorégraphe à l'autre, d'une technique à l'autre, et d'un monde à l'autre, souvent trop vite. Ici, la qualité d'interprétation sera constamment au rendez-vous. 

UWE SCHOLZ   >   Jeunehomme  

Uwe Scholz, Capture d'écran Espaces Magnétiques

Uwe Scholz est peu connu en France, et c'est bien dommage. En matière de programmation, il y a les noms de chorégraphes à la mode. Et les autres, qui n'existent pour ainsi dire pas. Tout cela n'est pas vraiment compatible avec une véritable culture chorégraphique, qui se doit d'assurer une assez grande diversité de regards. Le Ballet du Rhin est constant dans sa démarche de reconnaissance de la valeur du travail d'Uwe Scholz, puisque c'est sous la direction de Bertrand d'At qu'est présenté Jeunehomme en 2000 sur la musique de Wolfgang Amadeus Mozart (le chorégraphe est alors encore vivant), et sous la direction d'Ivan Cavallari Die Schöpfung [La Création] en 2014 sur du Joseph Haydn et Le Rouge et le Noir en janvier 2017 sur du Hector Berlioz  . 

Uwe Scholz est l'un des rares chorégraphes qui entrait dans un studio de répétition avec la chorégraphie déjà en tête, qu'il écrivait sur partition. À l'origine il souhaitait être chef d'orchestre. Il lisait d'abord la musique, puis rédigeait la danse. Jeunehomme est une création de 1986 pour 21 danseurs des Ballets de Monte-Carlo.  

Il est difficile d'oublier l'interprétation sensible, expressive, toute en émotion, de DongTing Xing (cf. photo ci-dessous). 

DongTing Xing, Photo Facebook

JIŘÍ KYLIÁN    >   27'52''

Le 27'52'' de  Jiří Kylián est une pièce de 2002, qui, certes, se regarde. Quand on rentre dans la salle à l’issue de l’entracte, le rideau de scène est remonté, et les danseurs sont déjà sur scène. Au sol, un vaste carré blanc occupe la plus grande partie du plateau. Le reste est noir. Les 3 garçons, bruns (dont deux barbus) portent des pantalons noirs. Ils sont torses nus, imberbes, costaux aux pectoraux saillants. Les 3 femmes sont en pantalons noirs, haut d’une couleur unie : jaune, rouge ou bleu. Elle sont fines.  

Un son, et ça commence. Très vite, on repère l’influence de William Forsythe : espace éclairé comme un plateau de cinéma la nuit, avec des "noirs" profonds, atmosphère qui suggère la science-fiction. Pourquoi pas. Sauf qu’une influence doit être digérée pour être intéressante. Ce n’est pas le cas ici, où l’on garde la forme sans un vrai travail sur le fond. Comme si on pouvait faire l’économie du cheminement de la pensée et de la poésie de l’américain (ou européen, donc). La musique singe celle de celui qui en fût le collaborateur de longue date, Thom Willems. 

 WILLIAM FORSYTHE  >   QUINTETT 

Quintett, de William Forsythe, avec Renjie-Ma et Céline Nunig , Photo Agathe Poupeney 

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Avec son titre ramassé et factuel, Quintett cache bien son jeu. La création date de 1993 pour le Ballet de Francfort. À vrai dire, nous étions un peu inquiet, tant la pièce n'est pas facile à danser. Depuis que Forsythe n’a plus de compagnie, soit depuis fin juin 2015, ce sont des ballets qui doivent relever le défi. Avec des résultats pas vraiment convaincants. On songe au Ballet de l’Opéra de Lyon (vu au Théâtre de la Ville à Paris en février 2011), et au L.A. Dance Project de Benjamin Millepied (au Théâtre du Châtelet à Paris en mai 2013). Avec cette dernière, seule une danseuse arrivait à relever le défi. Et surprise, la fameuse trappe au sol d’où entraient et sortaient les danseurs avait disparu. Forsythe est prompt à retravailler ses pièces, mais cela est indiqué dans le programme. Ainsi, par exemple, quand il reprend Artifact avec le Boston Ballet en début d'année 2017 cela devient Artifact 2017 (cf notre article ICI). Ici, rien de tel. Interrogé, Benjamin Millepied nous expliquait qu’il s’agissait pourtant d’une « nouvelle version ». Avec le Ballet du Rhin, la trappe était absente à Mulhouse et Colmar, « pour raisons techniques ». On nous promettait son retour à Strasbourg. Hélas, toujours pas de trappe. 

Mais, surprise, l’interprétation est excellente. On peut rappeler le contexte de la création : la maladie et la disparition de l'épouse du chorégraphe, la magnifique danseuse Tracy-Kai Miller. Ici, le corps du danseur est moins puissant, moins assuré, plus relâché, plus adolescent, voire parfois enfantin. Le corps est à la fois présent et absent. Il a quelque chose de fantomatique. Le corps n’est pas homogène. Il articule différentes zones du corps. Les danseurs peuvent se regarder avant d’engager un mouvement commun. Ils peuvent jouer de façon brève. Aller en arrière en se regardant aussi. Il n’y a pas d’enjeux de pouvoir, mais de coopération. C’est franchement bouleversant. La bande-son, de Gavin Bryars, est sublime : un couplet chanté en anglais, doucement, par un vieil homme est joué en boucle, comme psalmodié, méditatif. Rarement la musique répétitive, associée à un certain intellectualisme ou contrôle mental assez froid, a été aussi sensuelle. Là, justement, on perd le contrôle (de sa vie), et il faut faire avec. 
Fabien Rivière 
Ballet du Rhin, Programme Forsythe · Kylián · Scholz (Grands Chorégraphes européens), du 19 octobre au 19 novembre 2017. SIte