dimanche 25 janvier 2015

Kaaitheater - L’idéologie de l’absence d’alternative

Épargner parce qu’il n’y a pas d’autre choix ?

Dans le cadre du programme de restrictions budgétaires générales, les gouvernements flamand et fédéral [en Belgique] ont tous deux opté pour une réduction considérable de leur soutien à l’art et la culture. À la question du pourquoi de ces épargnes drastiques, la réponse est invariablement : « Nous n’avons pas d’autre choix. Il n’y a pas d’alternative. » Dans sa déclaration de septembre, le Ministre-Président du gouvernement flamand, Geert Bourgeois, l’a formulé de la manière suivante : « Une économie florissante est le fondement de l’essor des arts et de la culture. »

Thatcher le disait déjà dans les années 80 : « Il n’y a pas d’alternative. » Trente ans plus tard, malgré l’échec du système capitaliste mondial, ce gouvernement choisit néanmoins le remède d’alors, et la foi en l’absence d’alternatives est omniprésente. Réfléchir à des solutions fondamentalement différentes aux problèmes gigantesques et urgents de notre époque ne semble pas souhaité. Les rares composantes de notre société où la quête d’alternatives a bien eu lieu, à savoir certaines sections de la société civile, sont fortement affectées par ces épargnes. Les politiciens semblent s’incliner devant une société soi-disant post-citoyenne au caractère néo-féodal toujours croissant, avec des CEO [directeur général; en anglais chief executive officer] et de grands actionnaires comme nouvelle aristocratie et des « travailleurs-consommateurs flexibilisés » comme nouveaux serfs. 1

Dans son ouvrage The Vertigo Years : change and culture in the west : 1900-1914, l’historien allemand Philip Blom dresse un parallèle remarquable entre les années qui précèdent la Première Guerre mondiale et notre époque actuelle. Toutes deux sont marquées par des changements sociétaux exceptionnellement rapides. Au début du XXe siècle, c’est la force de propulsion de la modernité qui a généré des changements vertigineux et renversé les valeurs anciennes. Aujourd’hui, nous ressentons surtout les conséquences d’un capitalisme débridé depuis la fin de la guerre froide. Blom affirme que l’Europe ne s’est pas massivement précipitée dans la Grande Guerre en 1914 à cause de l’ubiquité de sentiments nationalistes et donc belliqueux, mais plutôt en raison d’un sentiment d’inéluctabilité, de fatalisme, résultant d’une absence de repère et d’une grande insécurité face à l’avenir. Là où passé et avenir étaient jusque-là étroitement liés par la tradition, la religion et l’autorité, la modernité a ouvert une brèche entre « ce qui n’est plus » et « ce qui n’est pas encore ». La catastrophe de 1914 était plutôt à imputer à un manque d’imagination ou, selon Hannah Arendt, à une absence de pensée, ou encore, selon Robert Musil, à un manque de sens du possible. Cette « capacité à penser d’autres possibilités » est aujourd’hui encore notre bien le plus cher.

« L’idéologie de l’absence d’alternative » doit urgemment céder la place à une « repolitisation » axée en priorité sur la capacité de penser de nouvelles possibilités, le soutien à des associations regroupant des citoyens actifs, la création d’espaces publics où des points de vue minoritaires peuvent avoir voix au chapitre, l’établissement de lieux qui permettent l’expérimentation, et l’abandon de la soumission générale à la logique abrutissante du profit. Avec leurs restrictions budgétaires dans le secteur culturel, nos gouvernements font cependant le contraire. Le risque que ces épargnes affectent le plus durement notre secteur, spécifiquement celui où l’expérimentation culturelle et sociétale se développe le plus, est réel. Les réactions aux coupes budgétaires dans notre secteur indiquent une conscience croissante qu’il ne s’agit pas seulement de veiller à nos propres deniers, mais qu’une prise de position solidaire, coude à coude avec les autres acteurs de la société civile est absolument indispensable. À cet égard, les initiatives « Hart boven Hard » [en Flandre] et « Tout Autre Chose » [en Wallonie, site] sont essentielles.


L’art est affaire de résistance, de discontinuité et de conscience qu’il existe d’autres possibilités. Cela signifie de toute façon un combat frontal avec « l’idéologie de l’absence d’alternative. » Ce combat est le défi des prochaines années.

Guy Gypens
directeur général du Kaaitheater [Bruxelles, Belgique] posté le 15/12/2014

1 Samuel Vriezen dans la revue OPEN/ Noodnummer 22 septembre 2011. (Kunstwereld, erken nu eindelijk uw vijand. Naar een nieuwe positiebepaling: kunst als publieke sfeer)

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