mardi 26 juin 2012

GRANDEUR ET DÉCADENCE DE MONTPELLIER DANSE 2007

De bonne tenue artistique, le festival traverse malgré tout une crise grave

Paru initialement en janvier 2008
LE FIL ROUGE : DOMINIQUE BAGOUET / LA DANSE, LE SIDA ET L’OUBLI / DANSE ET POLITIQUE À MONTPELLIER / BONHEURS / LE VIF DU SUJET, UN PROJET ÉTEINT / LES DANSEURS / LA THÉMATIQUE DU MUR / BRUTALITÉS / COMPLÉMENTS & DOCUMENT


LE FIL ROUGE : DOMINIQUE BAGOUET
« Soyez gentils de ne pas parler d’hommage ; il s’agit d’une série de clins d’œils ». Ainsi débuta la conférence de presse parisienne de Montpellier Danse 07, par la voix de son directeur, Jean-Paul Montanari (JPM), parlant du chorégraphe Dominique Bagouet, mort du sida le 9 décembre 1992 à l’âge de 41 ans, à la tête depuis 1980 d’un des premiers centres chorégraphiques, installé à Montpellier. Un "clin d’oeil" étant plus léger qu’un "hommage", il n’est pas interdit pourtant de penser au "Ceci n’est pas une pipe" de Magritte. "Ceci n’est pas un hommage", donc. Il poursuivit : « Je n’ai pas à donner les clefs [de ma programmation] ; Si vous trouvez tant mieux, si vous ne trouvez pas, tant pis pour vous ».

En début de festival, on reprenait F et Stein (1983) de Dominique Bagouet dans la cour des Ursulines, sous les étoiles exactement. Le plein air a son charme et ses limites : le bruit du tramway à son arrêt juste dans les moments de silence (sa cloche d’approche, et de départ), une mobylette qui passe, la sirène de la police (ce qui pouvait aller avec la pièce). L’accueil ne fut pas enthousiaste : une cour loin d’être pleine, beaucoup de spectateurs agités sur leur siège dont huit qui sortent pendant la représentation. La pièce continuait de déranger et conservait sa fragilité. Elle réunissait Dominique Bagouet et le musicien Sven Lava à la guitare électrique. Le rôle du premier était repris par un ancien danseur de Bagouet à l’initiative du projet, Christian Bourigault. Le second restait, 24 ans plus tard, le même, élégant dans son so(m)bre costume gris métallisé, les cheveux ébouriffés. Il ressemblait à un spectre, d’hier (son bouc blanchissant) et d’aujourd’hui. Gardien de la justesse de la pièce, quand Christian Bourigault laissait insatisfait. Certes, on pouvait le remercier de rendre la pièce vivante pour tous ceux qui ne la connaissaient pas, mais il était aussi possible de regretter son interprétation trop musculaire, liée à une absence de complexité articulaire, sans lâcher prise suffisant. Bref, l’original et la copie. Plus tard, le musicien me rappelait qu’à l’origine la pièce était une performance d’un soir, avant de devenir "une œuvre" qui tourne (plus que l’originale, d’ailleurs). Posant sa main sur sa tête, il indiquait le sentiment de menace/s qui pesait sur la tête des deux comparses à l’époque. Il était jeune punk d’une vingtaine d’années, déjà vieux pour un punk selon lui, qui regardait avec amusement les costumes que sa mère réalisait pour Bagouet (couleurs trop pastels, tout ça trop bien élevé). A l’occasion d’une rencontre accidentelle à… Amsterdam — Lava ouvre violemment une porte et heurte… Dominique Bagouet — nos complices y voient un signe et débutent un travail qui dura finalement peu de temps en studio. Un décor brut de décoffrage (un plateau vide, en chantier, des bâches en plastique recouvrant des parpaings), des costumes raccords, sans aucun effet esthétique et une danse qui puise le plus souvent dans l’énergie et la désarticulation d’un concert de rock, la musique de Lava n’ayant pas vieilli.

En clôture du festival, le Ballet du Grand Théâtre de Genève présentait les dernières créations, Jours Etranges (1990) et So Schnell (1992). On ne remerciera jamais assez Olivia Grandville pour avoir réussi à convaincre de la nécessité de remonter la première pièce. On put constater comment elle avait nourri la seconde, et demeurait étonnamment actuelle. Un espace vide, si ce n’est au fond un mur d’enceintes. La musique hallucinée des Doors alternant avec le silence, des petits personnages qui font penser à de la bande dessinée. Et surtout cette façon d’avancer rapidement, le buste penché vers l’avant, les bras à l’horizontale comme pour caresser et jouir de l’air. Bouleversant mélange de rigueur, de sensualité et d’abandon.

LA DANSE, LE SIDA ET L’OUBLI
La journée de réflexion Ce que le sida a fait à la danse. Ce que la danse a fait du sida fut passionnante : la journaliste Chantal Aubry parla de Dominique Bagouet et d’Hideyuki Yano, du choc de leurs morts, qui l’amena à prendre une distance par rapport au milieu de la danse ; quinze ans plus tard elle pensait le deuil accompli, mais l’émotion la submergea, et elle éclata en sanglots. Une présentation de l’association Sida solidarité spectacle par deux anciens de ses membres, l’administrateur Emmanuel Serafini et la journaliste Fabienne Arvers, rappela la mémoire du journaliste de Gai pied Patrick Bossatti, mort accidentellement. Ariane Dollfus, qui a récemment publié une biographie de Rudolf Noureev (les références bibliographiques sont situées en fin de texte), expliqua comment ce dernier rendit visible sa maladie peu de temps avant sa mort. Contre le silence et l’image d’un Noureev éternellement jeune et beau. Frédéric Martel décrit la "guerre culturelle" qui fit rage aux Etats-Unis au tournant des années 80 et 90, attaquant l’art contemporain. Les chorégraphes étrangers invités furent explicites : Robyn Orlin parla de son cancer — qu’elle a surmonté — évoquant la difficulté d’en parler aux proches, et regrettant que deux danseurs de sa compagnie qu’elle pense être séropositifs ne se soient pas confiés à elle. Elle indiqua aussi la violence de l’homophobie en Afrique. Le flamand Thierry Smits, en duo dans son intervention avec son ex-compagnon Antoine Pickels, débuta en indiquant très tranquillement qu’il était gay et séropo depuis de nombreuses années. Il parla aussi de son récent cancer, qu’il a aussi surmonté.

Journée passionnante. Mais pas sans limites. On fut ainsi excellent pour parler du passé, de ce qu’il faut sans doute nommer cette sainte trinité constituée des chorégraphes illustres morts du sida, Dominique Bagouet, Rudolf Noureev et Hideyuki Yano. Sainte trinité dans la mesure où l’impasse fut faite sur tous les autres morts, dont on nous expliqua sérieusement que « ce n’est pas le sujet [d’en parler] » (sic). Aucun danseur ou chorégraphe français n’était présent, ni du côté des intervenants (1) ni dans la salle (à une exception près). Ils avaient décliné l’invitation. Selon nos informations, « ils ont la hantise d’être enfermés dans la catégorie d’un art-sida », où leur création serait alors réduite à une logique biographique, associant l’œuvre à des caractéristiques sexuelles. On insista sur le respect dû (en France) au silence de chacun sur cette question, célébrant « la pudeur », "oubliant" que cette maladie comporte des dimensions politique et sociale : si les chorégraphes et les danseurs demeurent publiquementmuets sur cette question, ce qui constitue bien une régression, c’est qu’ils sentent bien qu’il y a menace à rendre publique sa séropositivité : comment réagiront les professionnels, les programmateurs, le Ministère de la Culture, les collectivités publiques qui subventionnent ? La journée fut massivement désertée, à la fois par les malades et par les professionnels de la danse. 50 personnes au plus étaient présentes, intervenants compris. Un professionnel nous expliqua : « Le problème […] concernant le témoignage et la visibilité des personnes atteintes ne se réduit pas au milieu de la danse. Il traverse aussi le milieu associatif où la parole publique des personnes atteintes se réduit. Les motivations des personnes se comprennent : difficulté à assumer socialement leur séropositivité (entourage familial, milieu professionnel) ; crainte de se voir réduit(e) au statut de personne séropositive ; envie de vivre une vie sociale "normale" que leur pathologie, évoluant vers la chronicité, leur permet. Je ne remets absolument pas en cause la liberté des personnes à conserver l’anonymat ou la discrétion concernant leur séropositivité. Mais je fais […] le constat que la lutte contre le Sida souffre de cette invisibilisation. Cette disparition des grandes figures ne permet plus, au moins au sein du grand public, une prise de conscience à partir de l’identification à des personnages publics (qu’on se souvienne de l’électrochoc qu’ont pu constituer les révélations de Magic Johnson ou de Cyril Collard en leur temps). » Il convient de préciser que la « chronicité » évoquée ne signifie pas que le sida est devenu un long fleuve tranquille mais qu’on n’en meurt plus en masse.

Célébrer le passé c’était aussi s’autocélébrer sur le mode du : "Regardez ce que nous avons du affronter, et comme nous les Anciens, sommes Grands".

DANSE ET POLITIQUE À MONTPELLIER
Avec la pièce de la sud-africaine blanche Robyn OrlinWe must eat our suckers with the wrappers on… [Nous devons manger nos sucettes avec l’emballage…], pièce de 2001, on pouvait se demander si la danse contemporaine pouvait être politique ? Politique dans le sens de l’origine grecque du mot ("polis") : la vie dans la cité. Le titre faisant référence au sida et à la nécessité de sortir couvert. Mais c’est plutôt la présence de treize noir-e-s africain-e-s sur la scène du vaste Corum qui nous semblait politique. Compte tenu du contexte national et local actuel. National : montrer des noir-e-s qui sont autre chose que délinquants mais beaux-belles et spirituel-le-s est important. Local : permettez nous un développement : Georges Frêche a beaucoup fait pour Montpellier. Cet ancien maoïste devenu député socialiste de l’Hérault en 1973 (à 35 ans), a été maire de Montpellier de 1977 à 2004 (27 ans). Il est président de la région Languedoc Roussillon depuis 2004. Mais depuis quelques années, ses propos créent un malaise, ou dégoûtent. Le 11 février 2006, apostrophé en public par un groupe de harkis, il les traite de « sous-hommes ». Ces propos lui valent un procès et une suspension du bureau national du PS pour deux ans. Le tribunal correctionnel de Montpellier le condamne à 15.000 euros d’amende (il a fait appel ; il est relaxé en septembre 2007). En novembre de la même année il a déploré qu’il y ait trop de noirs dans l’équipe nationale de football : « Dans cette équipe, il y a neuf blacks sur onze. La normalité serait qu’il y en ait trois ou quatre. Ce serait le reflet de la société. Mais, là, s’il y en a autant, c’est parce que les blancs sont nuls. J’ai honte pour ce pays. Bientôt, il y aura onze blacks. Quand je vois certaines équipes de foot, ça me fait de la peine » (2). Récemment il se réjouit « que la France ait élu un juif au suffrage universel », alors que ce dernier se définit comme catholique (3). Cette pièce répond à sa façon à l’obsession racialiste de celui qui fut pendant presque trente ans le premier élu de la ville. Il était réjouissant de voir un travail radical et expérimental dans cette salle immense, provoquant le plaisir d’un large public. Si le sujet est grave, la chorégraphe, par pudeur ?, suscitait un profond sentiment de Joie (de vivre) et ne provoquait pas les larmes de l’effroi et de la tragédie.

Georges Frêche tient Montpellier Danse, dont il est le principal contributeur financier via la Communauté d’Agglomération de Montpellier (1.219.600 € de subvention cette année), et la région (300.000 €). Bref, il fournit plus de 65 % du budget du festival. Les 335.000 € de la DRAC (Direction Régional des Affaires Culturelles) apparaissent comme une misère (14,4 %). D’autant plus que ce niveau de subventionnement de l’État ne correspond même pas au niveau national annoncé : 35% (4). On n’oubliera pas les 83.850 € du département de l’Hérault, les 45.000 € de partenariat et les 350.000 € de billetterie.

Il n’y eut aucune parole publique (hors celle initiée par Montpellier Danse). Rien sur le conflit des intermittents, sur la situation de la culture dans ce pays, ou sur la situation politique de la ville et du pays. Pourtant Montpellier Danse eut comme modèle le festival d’Avignon, traditionnellement riche en débats. Etrange silence. Comme si on nous disait : consommez des spectacles (distingués) et taisez-vous. Soyez dociles et muets.

Si on élargit le regard on indiquera la mort en février 2007 du graffeur ZOKA : « Tête brûlée du milieu du graff à Montpellier, Jonathan, alias Zoka, 24 ans, voulait échapper à la police. Il est mort en tombant d’un toit » (5). Il faut dire que la municipalité de Montpellier ne distingue pas tagueur et graffeur, et qu’elle a choisi clairement la voie de la répression (6).

La liberté de manifestation est fragile à Montpellier : un rassemblement pacifique le soir du second tour de l’élection présidentielle a été dispersé brutalement (gaz lacrymogènes et coups) (7). Un arrêté municipal interdit les rassemblements de plus de trois personnes sur la voie publique et les amendes, prises en vertu de cette décision, pleuvent abondamment.

Mais revenons à la danse. Avec la création On n’oublie pas on retrouvait avec plaisir Hamid Ben Mahi, installé à Bordeaux depuis peu. Offensif, le programme indiquait : « On n’oublie pas est une étape nouvelle vers une vérité intime. On n’oublie pas qu’on est différent, qu’on a des parents nés de l’autre côté de la Méditerranée, qu’on a vécu dans une cité et qu’on n’est pas forcément bienvenu dans son propre pays ». Mais qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas chez Hamid Ben Mahi – contrairement, dans un autre domaine, au rap français que l’industrie musicale le plus souvent défend – de gémir et de pleurnicher mais de déployer une pensée pour tenter de comprendre et de ressaisir un passé qui nous est commun. Les pièces précédentes de ce point de vue étaient remarquables : un travail de groupe comme Sekel, ou un solo de forme autobiographique, Il faut qu’on parle !On n’oublie pas s’ouvre par un texte remarquable, comme un exergue :
Le travail qui suivit dérouta certains qui ne virent pas le rapport entre le propos annoncé et son développement chorégraphique. On s’étonnera plutôt que la pièce – de qualité au demeurant – mette tellement en avant la force d’homogénéisation du groupe d’où il semble impossible de sortir. Espace masculin où l’unique danseuse n’a pas (encore ?) trouvé sa place (parce que c’est impossible ?). La réserve portera surtout sur le trop grand souci plastique – lumières rasantes, élégants survêtements blancs mouchetés d’un peu de bleu – qui semble prendre le pouvoir sur un propos véritablement historique, politique et social. Mais Hamid Ben Mahi cherche – c’est déjà pas mal par rapport à d’autres – sans faire le malin. Laissons-lui le temps de trouver.

Politique encore avec le jeune chorégraphe français David Wampach (prononcez "vent-pack"), quoique de façon subliminale (en français cela veut dire pas politique du tout, explicitement du moins). Il présentait Quatorze au Chai du terral. Quatuor – deux femmes et deux hommes – portant vêtements quasi transparents, presque nus, comme cernés par de hautes murailles, un rideau gris foncé sobre et menaçant. Ça s’agite dans tous les sens. On pense à une horde, ou plutôt à une petite horde. On voit des bébés maintenus dans leur parc, des adolescent/e/s dans l’incapacité de devenir autonomes, citoyens. La métaphore d’une condition sociale ou professionnelle affleure. La danse (contemporaine) comme incapacité à sortir de cette déréliction ? Il est vrai que le chorégraphe parle d’« une recherche concrète sur l’endroit de la permission ». Le ton n’est pas pleurnichard, il pose tranquillement une situation. On pourrait dire que "Ça régresse, chez Wampach". Le sens de la formule restant ambigu. S’agit-il de la régression que l’on pratique en psychanalyse, nécessaire chemin d’exploration de soi, qui permet (si tout va bien) de comprendre l’ordre de notre monde, où celle plus répandue de l’abandon au "n’importe quoi" pulsionnel, sans le nécessaire travail de réflexivité ? On voudrait croire à la première hypothèse. L’avenir parlera. Très attendu – sa pièce précédente ayant plu – il déçut, déjà, certains ! On souhaite au chorégraphe de poursuivre sur son chemin qui s’annonce comme très riche et prometteur, en n’écoutant pas nos censeurs. Car le sentiment qu’il a ouvert un nouveau monde demeure fort.

BONHEURS
Mathilde Monnier présentait le très tonique Tempo 76 qui s’intéresse au thème de l’unisson, c’est-à-dire du collectif, « du défilé militaire au ballet classique en passant par les carnavals, les shows de majorettes ou de pom-pom girls ». Dans une scénographie redoutable, une unité de costume (jean, chemise blanche et cravate noire) mais pas de morphologie, des corps partent à l’assaut d’une cible qui n’est pas définie. Ils chargent, comme sur un champ de bataille. Ils prennent une position. Ils refluent. Perdent la position. Dans un mélange de jouissance et d’effroi. Passionnant.

Le programme Trisha Brown était copieux. En salle traditionnelle, trois pièces,How long does the subject linger on the edge of the volume… (2005), PRESENT TENSE (2003) et une création, I love my robots. On aurait aimé voir et revoir les deux premières pièces pour avoir le temps d’en saisir toutes les trouvailles. Quant à la création où un robot qui ressemble à un balai (et son manche) devenu autonome déambule – pas beau le robot pourrait-on dire – elle laisse sur sa fin. Le robot ne fait pas grand chose de passionnant. L’apparition surprise de Trisha Brown déçoit : costume moche, et pauvreté de la gestuelle. Comme est loin son magnifique solo dansé entièrement de dos (If you couldn’t see me, 1994) !

Au musée Fabre, qui vient de rouvrir après travaux, Early works était constitué de six courtes pièces historiques : Floor of the Forest (1970), Accumulation (1971), Group Primary Accumulation (1970), Sticks (1973), Figure Eight (1974), Spanish Dance (1973), dont on se dit qu’il doit beaucoup au climat d’expérimentation sociale et politique de l’époque aux Etats-Unis, mélange de confiance et de tranquillité. Tout le contraire de la peur et de l’arrogance actuelle. Danseurs pieds nus sobrement vêtus d’un léger pantalon et T-shirt blancs, comme de pacifiques judokas, dans une danse répétitive, extrêmement douce et sensuelle. Un bonheur.

On découvrait le jeune Philipp Gehmacher, né en Autriche, avec like there’s no tomorrow [Comme s’il n’y avait pas de lendemain]. Ce fut un enchantement. Construit avec une grande économie de moyen, à partir d’actions simples comme marcher, s’approcher, toucher le corps de l’autre, toucher son propre corps, déplacer des baffles (oui !), ce trio tente et réussit une démarche extrêmement difficile : revenir à l’essence de la présence humaine à ce monde et à sonmouvement. Il s’interroge sur les conditions de la rencontre avec l’Autre, et de son écoute. Silence traversé parfois de musique et de textes, comme un murmure lointain. Il est très émouvant dans cette façon de mêler pensée et incarnation, ambition et simplicité. Ce qui aurait pu être une bonne idée qui s’essouffle vite et ne tient pas ses promesses, se révèle une expérience rare de perception.

Le bonheur aurait été complet si l’accueil de certains "professionnels", essentiellement parisiens (et un lyonnais) ne fut pour le moins fort grossier. Ne goûtant pas la pièce (c’est leur droit), plutôt que de sortir discrètement, ils restèrent jusqu’au bout, énervés, mobiles, bavards, et revendiquant même le droit de parler comme bon leur semble (le lyonnais riant quand des gens sortaient). Rarement l’expression "donner de la confiture aux cochons" sembla si juste.

LE VIF DU SUJET, UN PROJET ÉTEINT
La Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD) présentait comme les années précédentes le Vif du sujet, décliné en trois soli de 30 minutes. Sous la direction de son nouveau délégué à la danse, Daniel Larrieu, le projet a été inversé, puisque ce n’est plus un danseur qui choisit un chorégraphe, ce qui était pertinent, mais un chorégraphe qui choisit un danseur… Tout cela a un parfum de retour à l’Ordre plutôt gênant. Malaise confirmé par le programme du festival où l’on trouve les photos des trois chorégraphes et pas celles des interprètes… On retrouvait avec plaisir Chiara Gallerani, interprète de longue date de Marco Berrettini, ici sous la houlette d’Anne Lopez. Image de la "bombe", elle se balade à droite et à gauche dans un décor futuriste et minimaliste (très belles lumières de Françoise Michel), mais rien n’advient. La bande son est d’un bavard insupportable. Avec Daniel Dobbels, le solo cherche à atteindre le sublime, mais… Certes, on adore cet espace vide qu’habite de façon impressionnante Carole Fèvre, mais on se lasse vite, car du sublime au ridicule sinon au vain il n’y a qu’un pas. On se dit que le sublime ne peut faire l’économie d’un rapport au monde très prosaïque, pour y puiser son carburant quitte à le brûler. Mais on sent plutôt la pose, et une distance au monde plutôt vaine. Nous avons fui avant la fin, pour rejoindre la ligne de tram, où, se disait-on, de simples humains s’affairaient, sans doute bien moins "chics" et "savants" que nos artistes de la danse, mais ô combien plus riches de corporéités, même ignorantes d’elles-mêmes ou/et perturbées.

LES DANSEURS
Ce n’est pas nouveau, mais cela continue : les danseurs ne sont pas forcément à la fête. Outre la nouvelle organisation du Vif du sujet, on me confia que cette saison 5 danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève sur un effectif de 22 s’étaient blessés (soit plus de 20 %), à cause d’une surcharge de travail. L’ouvrage consacré à Robyn Orlin (pourtant en co-édition avec le Centre National de la Danse) donne la liste des pièces sans indiquer les noms des interprètes ; ouvrage très "familial" puisque les légendes des photos précisent avec un luxe de détails qui est le frère, la sœur, le père, la mère et la fille adoptive de Robyn Orlin, mais oublie les noms des danseurs… Le danseur et chorégraphe français Frédéric Werlé a fait état de son amertume après avoir dansé pendant cette édition (nous publions le texte ci-dessous) (8).

LA THÉMATIQUE DU MUR
La thématique du mur est apparue. Chez Israel Galvan – dans Arena, "solo" de flamenco expérimental dont il est le centre de gravité, même si dix-neuf personnes viennent saluer à la fin – qui fonce dedans comme on enfonce/défonce une porte, avec une belle énergie. Plus volontaire, au sens de celui qui croit en la force de la présence humaine commune chez Hamid Ben Hami, où il suffit que le groupe s’approche du mur pour qu’il tombe (comme Moïse qui s’approche de la mer Rouge pour qu’elle s’entrouvre ; est-ce naïf puisqu’on n’a pas trop à se fatiguer ?). Plus descriptif (réaliste ?) chez David Wampach, où nos protagonistes sont finalement parqués, cadrés par le mur sans qu’ils songent un instant à réfléchir sinon à affronter cet Ordre. On trouve aussi de sombres murailles noires dans le travail de Mathilde Monnier. La violence de l’enfermement que nous subissons apparaît comme particulièrement dramatique. Car que peut-on faire contre des murs ? La réactivité du flamenco et de la danse hip hop frappe face à la soumission des contemporains ?

BRUTALITÉS
Si le bilan artistique est bon, des problèmes demeurent pourtant. En 1990, alors jeune conseiller artistique pour la danse d’un lieu alternatif parisien, Dominique Bagouet me proposa spontanément de danser pour le lieu. J’en ai gardé un sentiment fort de la générosité de l’homme. Dans ce que l’on nomme « l’héritage Bagouet » que le festival nous propose de revisiter tout n’a pas été conservé : le respect de l’autre, la nécessaire pluralité des paroles, le refus de la violence physique et verbale, une humanité, une certaine façon d’être ensemble. Il est possible de constater une perte de qualité entre l’époque où il était vivant et le moment où on lui rend hommage. Dans un papier de bilan, Marie-Christine Vernay de Libération remarqua : « Si le jardin "cantine", point de ralliement des années précédentes, rouvrait, il est certain que la libre parole circulerait mieux et que le festival y gagnerait en popularité » (9). Le dernier soir, après le programme des grandes pièces de Bagouet — où Georges Frêche n’applaudit pas — on m’interdit l’accès à la cour des Ursulines, lieu de rencontres des professionnels. On me dit que « c’est la région qui organise », puis que seuls « les gens importants » pouvaient y accéder. Je demandais si, plus simplement, JPM ne voulait pas de moi. Cela me fut confirmé. Rentrant malgré tout et interrogeant JPM afin d’obtenir de simples explications (parler à quelqu’un, c’est la démocratie), il ne répondit pas, appelant le vigile. Ce dernier ne dit rien non plus, utilisant immédiatement la violence physique (me faisant une clef et me bousculant sur plusieurs dizaines de mètres, à l’intérieur puis sur la voie publique) et verbale (« Si tu fais demi-tour, je te défonce ! » et « Dégage ! »). De retour à Paris, le médecin à qui nous faisions constater les bleus s’exclama « C’est dingue ! ». Quelques jours plus tard Montpellier Danse exigeait des excuses (sic). Il y a quelques années, réalisant une interview de JPM, lui posant des questions auxquelles il ne s’attendait pas, celui-ci affirma soudain que j’étais… un agent des Renseignements Généraux (sic). Retenu un temps dans les locaux du festival (re-sic), j’étais libéré par une collaboratrice nous expliquant qu’elle connaissait les crises de son patron. L’usure du pouvoir se manifeste aussi dans les milieux culturels (JPM dirige le festival depuis 24 ans).

Installée à Montpellier, Geneviève Vincent connaît bien le milieu de la danse qu’elle fréquente depuis une trentaine d’année. Dans Trop de corps, ouvrage sorti il y a peu, elle ne se fait plus trop d’illusions : « Longtemps j’ai cru que j’appartenais à une communauté, et puis un jour, j’ai eu honte, je n’étais plus à la hauteur, celle du cynisme, celle du mensonge et de la violence, je me suis sentie toute petite et j’ai eu envie de partir en courant, loin devant pour que personne ne voie mon désespoir ». Et aussi : « Aujourd’hui le mot militant est complètement dévalorisé surtout dans les milieux artistiques où le cynisme et le désenchantement ont remplacé la combativité ». Enfin : « Notre fils est en Ecosse dans un rassemblement de pacifistes et d’anarchistes. Ils sont parqués dans un camp, surveillés par des hélicoptères ces milliers d’hommes et de femmes qui refusent l’ordre du monde. C’est un militant. Parfois je me dis que nous vivons comme des porcs, que notre seuil de tolérance est anormalement élevé, que nous sommes résignés. Parfois sa détermination et son courage me font peur ».

Juste avant de me mettre dehors par la force, JPM me répondit : « Vous allez me faire pleurer ! ». Il y a de quoi, en effet.
Fabien Rivière ©

Montpellier Danse, 23 juin - 7 juillet, www.montpellierdanse.com
(1) Il y eut bien une chorégraphe française, à la toute fin, au bout des sept heures que dura la rencontre, pour présenter un projet qui n’a pas encore concrètement commencé.
(2) Sources : « Georges Frêche, un habitué de la ligne jaune », par Pierre Daum, Libération, 18/11/2006 (ici) ; « Le Pen : "Frêche, raciste anti-blanc" », non signé, 16/11/2006 (ici), citant le Midi Libre.
(3) « Georges Frêche salue le "juif Sarkozy"... comme Le Pen », Pierre Haski et Jean Morel, 07/07/2007. ici
(4) « (…) un taux moyen de financement par l’État du réseau du spectacle vivant en région de 35% (…) », Budget 2008 du ministère de la Culture et de la Communication, 26 septembre 2007, p. 40 ; disponible sur le site www.culture.gouv.fr
(5) « ZOKA ne fera plus parler les murs de Montpellier », Carole Rap, Libération, 23/02/07, p. 14. ici
(6) « Ville de Montpellier - Lutte anti-tag : Une première victoire pour une belle Ville ! », www.belr.org/Actualites/aout-2006/Montpellier-lutte-anti-tag.php [l'adresse n'est plus disponible]
(7) On lira avec profit « Policiers et jeunes au tribunal après une manif anti-Sarkozy. Jusqu’à cinq mois avec sursis requis à Montpellier contre des étudiants qui auraient dit « facho » en guise d’insultes », Carole Rap, Libération, 26/09/07. Le tribunal a décidé six nullités de procédures et une relaxe au fond (« Sept manifestants anti-Sarko lavés de toute accusation d’outrage », Carole Rap, 26/09/07, ici).
(8) nijinkoff.livejournal.com, 17 avril 2007. À terme le site va fermer.
(9) 09/07/07.
PARUTIONS en 2007 :
Les Carnets Bagouet. La passe d’une œuvre, Isabelle Launay (direction), Ed. Les Solitaires intempestifs (en savoir +), 351 p., 19 €.
Robyn Orlin. Fantaisiste rebelle, Olivier Hespel, Ed. de l’Attribut (en savoir +) & Centre national de la danse (en savoir +), 103 p., 12 €.
Trop de corps, Geneviève Vincent, Ed. Indigène (www.indigene-editions.fr), 112 p., 15 €.
- Récit autobiographique de grand intérêt, entre amour de la vie et fréquentation de la mort. Conseillé.
Georges Frêche, grandes heures et décadence, Karim Maoudj, Ed. de Paris, 196 p., 14 €. En savoir +
- Une très utile présentation sinon démontage du « système Frêche ». Instructif et édifiant.
Noureev L’insoumis, Ariane Dollfus, Flammarion, 533 p., 24 €. En savoir +
ET AUSSI :
How to Make Dances in an Epidemic : Tracking Choreography in the Age of AIDS, David Gere, University of Wisconsin Press, Broché, 30 septembre 2004. En savoir +  (disponible sur amazon.fr, "livres en anglais").
- L’auteur est professeur associé au département "World Arts and Cultures" à l’Université de Californie - Los Angeles (UCLA), et fut longtemps critique de danse.
Le danseur des solitudes, Georges Didi-Huberman, Ed. de Minuit, 2006, 186 p., 15 €. En savoir +
- Ouvrage sensible et poétique consacré au danseur de flamenco Israel Galvan. On n’est pas obligé d’aimer le flamenco pour apprécier. L’auteur est maître de conférences en Anthropologie du visuel à L’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).
De la culture en Amérique, Frédéric Martel, Gallimard (site), 2006, 623 p., 32 €. 
Habiter, Danser, Penser. Centre chorégraphique national de Montpellier Languedoc Roussillon, Ed. Jean-Michel Place, 2005, 8 €. (bilingue français/anglais) En savoir +
- Petit livre au format de poche consacré au projet architectural du Centre chorégraphique de Montpellier initié et pensé par Dominique Bagouet (puis Mathilde Monnier) avec le cabinet d’architectes Lipsky + Rollet.

DOCUMENT


  • Texte écrit à la mort de Dominique Bagouet par Jean-Claude Gallotta 
    [décembre 1992] 

    Dominique BAGOUET vient de partir. [le 9 décembre 1992]  

    Il vient de rejoindre les anges de la danse. Il le savait, je le savais. Nous nous sommes embrassés pour la dernière fois, cet été à Avignon. 

    Dominique est parti juste après Jorge DONN, qui était notre idole, nous en avions parlé. 

    DONN était d'une beauté lumineuse et d'une éternelle jeunesse.  

    Dominique, tu viens de le rejoindre, et on me demande d'écrire sur toi. Que puis-je faire, si ce n'est fermer les yeux. Et dans le noir de mes paupières, je vois un point étrange et une couleur. Serait-ce l'âme des morts qui demeure en nous comme un secret ?  

    Tu semblais dire : "Les chorégraphes que nous sommes, essayons de transmettre des secrets par des gestes enfantins". 

    Des petits secrets de paupières closes qui se glissent tout doucement chez le danseur et s'aventurent vers le public. Que reste-il de nos signes et de nos gestes, après la représentation ?  

    Tu étais pour moi un "vrai" danseur, au sens où tu avais fait tes classes dans un langage classique. Tu avais travaillé dans des compagnies reconnues, Félix BLASKA, Maurice BÉJART, et tu avais commencé la chorégraphie bien avant moi. Encore débutant, j'étais venu te voir après le spectacle que tu avais donné à Grenoble en 1977, "LE VOYAGE ORGANISÉ". Tu m'avais alors conseillé d'aller à Paris. Plus tard, je présentais un "pas de quatre", dans un petit studio parisien dont le directeur aidait les chorégraphes débutants et sans argent. Je te parlais de ma découverte de CUNNINGHAM. Peu après, l'aventure chorégraphique commençait pour moi. Avec quelques autres, nous devenions les ambassadeurs de cette "nouvelle danse française". Et pendant plusieurs années, nous nous sommes croisés de villes en villes, et de continents en continents, tels des missionnaires de l'art, exhortant la bonne parole du corps.

    Un jour, tu me parlais de tes difficultés. Le monde de la danse te boudait quelque peu. Tu m'avais convoqué pour que nous nous organisions, nous les chorégraphes, à faire face à une profession que tu trouvais trop versatile. Nous nous invitions les uns, les autres, toi à Montpellier, moi à Grenoble pour nous soutenir.  

    Dernièrement, tu te savais malade, et nous nous sommes revus lors d'une réception. Tout semblait recommencer pour toi. A l'écart, tu me montrais une table où étaient réunis quelques grands noms de la profession et des journalistes. Tu m'avais dit "Regarde, maintenant qu'ils me savent condamnés, ils me soutiennent et me défendent".

    Tu avais souri. Aucune amertume dans tes yeux, aucune violence, juste une petite tristesse et beaucoup de fatigue, une grande fatigue, presqu'une fatigue heureuse.

    Les paupières toujours closes, je repense maintenant à la dernière fois où nous nous sommes rencontrés. Je te serrais dans mes bras. Ton corps était tout frêle, tout fragile et tu perdais tes cheveux. Ta jeunesse était déjà partie, comme pour t'attendre. Aujourd'hui, je me refais ce geste, sans arrêt, en avant, en arrière. Je cherche à le saisir ? Peut-on saisir un geste ? Peut-on le racheter ? Est-ce cela le métier de chorégraphe, comme l'écrivait Hervé GUIBERT, racheter la mort des gestes ?

    J'ouvre les yeux. Le point étrange s'est envolé, la couleur aussi. Ils te rejoignent dans une dernière image. Saint PAUL disait : "L'image viendra le jour de la résurrection".  Alors, comme un adieu, je bats sans arrêt mes paupières, pour te faire signe

    Salut mon ami.
    Jean-Claude Gallotta  

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