lundi 26 août 2019

Deborah Hay prend positions ? (« ten », Berlin)

Le groupe de rock Die Türen se prépare 
Le groupe de rock en action
PHOTOS Fabien Rivière 

ten de la danseuse et chorégraphe américaine Deborah Hay constitue le 4° et dernier programme que présente le festival Tanz im August (Berlin, Allemagne) dans le cadre de la rétrospective qui lui est consacrée (1). 

Elle est née en 1941 dans le quartier de Brooklyn à New York (elle a aujourd'hui 78 ans). En 1964 elle va danser six mois pour la compagnie de Merce Cunningham lors de sa tournée en Europe et en Asie, puis va participer au Judson Dance Theater à New York, un collectif qui conteste l'évolution de la danse moderne vers une technicité et une virtuosité excessives. Elle crée ainsi ten à l'Anderson Theater à New York en 1968.

Cinquante-et-un ans plus tard, à Berlin, c'est dans un très beau studio de danse du radialsystem, comme neuf, au parquet de bois clair, que la pièce est proposée. Il est situé au rez-de-chaussée, et quand on ouvre l'une des deux portes qui y donnent accès, on se retrouve le long du fleuve qui traverse la ville, la Sprée, dans un cadre bucolique. 

La pièce comprend dix interprètes et un groupe de rock progressif. Les deux sont d'ici. La pièce a été transmise en deux fois trois heures aux premiers, le groupe de rock, Die Türen [Les Portes], qui a sorti un album en janvier dernier, improvise ce soir une version libre et quasi sans paroles du CD. La musique est puissante, et donne un souffle magnifique à l'œuvre de Deborah Hay. Une dizaine de personnes sortiront avant la fin cependant, ce qui est très raisonnable. :) 

À l'époque c'est le groupe de rock psychédélique sud-africain The Third Eye formé en 1968 à Durban qui officiait (à écouter ci-dessous). 


Les danseurs, habillés d'un blanc clinique, ne vont cesser pendant 62 minutes, de s'organiser le plus souvent en groupes au nombre variable, et vont prendre des positions plus ou moins probables ou improbables, systématiquement corrigées par d'autres danseurs, qui leur rappellent la bonne position. La musique porte les forces de libération, la danse celles de maintien de l'ordre. Ce n'est sans doute pas que cela, être danseur. Mais dans la danse moderne et classique, et aussi contemporaine, le danseur ne cesse de se soumettre aux ordres du chorégraphe. Il doit apprendre un ensemble de mouvements et de positions, et pouvoir les reproduire sans faute. Il se doit d'obéir. Il est constamment rappelé à l'ordre en quelque sorte. C'est un portrait terrible. Mais il n'est pas sûr que les danseurs, qui semblent s'amuser, envisagent cette pièce, qui semble so cool, so fun, de cette façon. Est-ce à dire que le danseur apprend à aimer l'ordre, et à le produire et reproduire ?

Assez étonnamment, aussi bien en 1968 la critique américaine Jill Johnston dans le Village Voice, en 2018 le programme du MoMA (Museum of Modern Art) de New York qui a organisé une importante exposition consacrée au Judson Dance Theater (ICI), et en 2019 le programme de Tanz im August, présentent les enjeux de la pièce comme purement abstraits. 

Chez la première : « Les mouvements (...) sont presque entièrement constitués de quelques pas ordonnés selon des configurations géométriques strictes et utilisent les mêmes matériaux de base (...) Le travail de Hay illustre sa croyance dans le potentiel ludique de la danse et la réceptivité du corps dansant à son environnement. » (« The movements (...) consist almost entirely of casual steps ordered into strict geometric configurations, and use the same basic materials (...) Hay’s work illustrates her belief in the potential playfulness of dance and the responsiveness of the dancing body to its surroundings. »)

Chez le deuxième il est question d'« organiser ses pièces autour de tâches, de jeux, de répétition et la réduction du mouvement » (« organizing her pieces around tasks, games, repetition, and the reduction of movement. ») ? 

Chez le troisième : « Dix interprètes suivent une partition radicalement simple : ils se servent les uns des autres et des [deux] poteaux pour créer des configurations géométriques strictes ; les mouvements quotidiens se fondent dans des poses complexes. » (« Ten performers follow a radically simple score: using one another and the poles to create strict geometrical configurations; everyday movements coalesce into complex poses. »)

Plus largement, on se disait que la pièce pouvait aussi être vue comme une métaphore de l'ordre social. Dans une société il faut dans chaque situation (re)prendre la bonne position. Sinon, il y a toujours quelqu'un, en représentant de la société, pour vous rappeler à l'ordre, et, en quelque sorte, vous soumettre à un ordre supérieur sans discussion possible le plus souvent. 

Il est remarquable qu'une œuvre que l'on peut percevoir comme puissamment politique, au sens grec de la vie dans la cité, pièce de critique sociale en quelque sorte, devienne (ou soit dès l'origine ?) finalement absolument neutralisée (se neutralise elle-même ?), et se retrouve assignée à un rôle de gentil divertissement.  
Fabien Rivière 

(1) — (1er programme) my choreographed body ... revisited + Animals on the Beach, 9 au 11 août 2019 au HAU1. En savoir +    
— (2°) The Man Who Grew Common in Wisdom (1989/2019) + Fire, 16 et 17 août au Sophiensæle. En savoir +  
— (3°) The Match (avec le Cullberg), 23 et 24 août au radialsystem. En savoir +   
— (4°) ten23 et 24 août au radialsystem. En savoir +   

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