jeudi 16 octobre 2014

Spectacles sans personne sur scène, un scandale ?

Photo Cuqui Jerez

À Genève (Suisse), le Festival La Bâtie a présenté le 28 août et le 1er septembre dernier   El Triunfo de La Libertad signée par « La Ribot, danseuse, chorégraphe établie à Genève. Juan Loriente, vu lors de la dernière édition de La Bâtie dans le Daisy de Rodrigo García, dont il est un complice fidèle. Juan Domínguez, compagnon de route de longue date de La Ribot, curateur, danseur et chorégraphe (cf. photo ci-dessus). ICI » À voir au Centre Pompidou - Paris en décembre prochain ICI.

Au dernier moment les trois performers ont décidé qu'ils seraient absents de la scène. Cette absence a suscité des réactions contrastées. Du côté de ceux qui condamnent cette proposition on trouve Sylvain Thévoz, conseiller municipal socialiste de la ville de Genève depuis 2011 et président de la commission culturelle de cette même ville, qui s'en explique dans un texte publié sur son blog le 4 septembre, La Bâtie: triomphe de quelle liberté ? ICI. Il écrit : « J'ai été touché par le désarroi de nombreux spectateurs ayant payé leur écot de 26.- [Francs Suisses; 21,45 €] s'étant fait une fête d'une rencontre, et s'estimant trahi dans leur confiance donnée, leurs attentes. Pour une spectatrice, c’était sa première pièce à la Bâtie. Est-ce qu'elle en a eu pour son argent ? Elle a juré qu’on ne l'y reprendrait plus. Le public des experts et critiques avait l’air satisfait. La Bâtie, pour quel public finalement, les convaincus uniquement ? » 

On trouve à la suite du texte, en défense, des réponses argumentées du chorégraphe basé à Genève Gilles Jobin, dans la vie compagnon de La Ribot, du chorégraphe Yann Marussich et de Myriam Kridi qui fut programmatrice arts vivants du Théâtre de l'Usine à Genève pendant six ans, jusqu'à juin 2014

El Triunfo de La Libertad a aussi été présenté à Essen (Allemagne) début septembre dans le cadre de la Ruhrtriennale ICI. Selon Gilles Jobin, sur sa page Facebook, le 5 septembre :  
« L'accueil à la Ruhrtriennale a été excellent, salle pleine, publique intéressant et intéressé, rencontre avec le public. Heiner Goebels, et l'équipe du festival trouvent la proposition fascinante, et l'immatérialisation est un des grands thèmes du festival (Castelluci, Goebells).... Pendant ce temps à Genève, des élus se transforment en critiques d'art du dimanche, remettent en question le financement du spectacle et des programmateurs accusent les artistes de manque de générosité! Au lieu de soutenir son "équipe" à l'éxterieur, on l'attaque! Quant aux allemands, face à une proposition qu'ils ne comprennent pas, ils ne vont pas accuser les artistes de ne pas comprendre mais essayer de chercher les réponses! Vraiment, au delà d'aimer ou pas un spectacle, l’accueil fait à ces artistes à Genève fut honteux. Ich bin ein Berliner... »
Ivana Müller, We Are Still Watching


Sur sa page Facebook, Gilles Jobin est revenu sur cette affaire, à l'occasion d'un spectacle d'Ivana Muller, We are Still Watching, présenté à New York, les 30 septembre, 1er et 3 octobre 2014 ICI, dans le cadre du Festival New York Live Arts, qu'il a pu voir alors. Il n'y pas de performers sur scène. Il décrit la pièce ainsi : « Il s’agit d’une pièce ou l’artiste est absente, et c’est le public qui doit lire un script. Des scripts sont ainsi disposés sous les chaises, et chacun doit lire quelques phrases, se passer les scripts des uns aux autres. Mais pas d’artistes en scène, un espace vide avec 50 spectateurs disposées en carrés. »

J’étais à New York hier et dans le festival Crossing The Line je me suis rendu à la représentation du spectacle d’Ivana Muller We are still watching.

Il s’agit d’une pièce ou l’artiste est absente, et c’est le public qui doit lire un script. Des scripts sont ainsi disposés sous les chaises, et chacun doit lire quelques phrases, se passer les scripts des uns aux autres. Mais pas d’artistes en scène, un espace vide avec 50 spectateurs disposées en carrés.
Je ne développe pas ici la question de savoir si le spectacle est réussi ou non, la n’est pas la question. Mais par contre, il y a des artistes qui en ce moment, en 2014, questionnent la présence des artistes sur scène. Cela devrait faire réfléchir le public et les directeurs de festivals. Peut être qu’à force de voir tellement d’agitation vaine sur les plateaux, de pièces surproduites, des artistes se posent la question de la représentation et invitent le public à se poser la question ensemble ? Quand on «révolutionna» la danse en s’immobilisant questionnaient «la danse au kilomètre » au milieu des années 90, il y eu aussi des scandales et des cris. Des « scandales » qui ont consacrés ceux que désormais l’on appelle les « incontournables » ou les « références». Mais pour obtenir cette consécration il a fallu que ces artistes soient devenus en quelque sorte prévisibles, contextualisé, emballés par les textes des programmes, défendus par la critique.
Le système est fait de tel manière que l’on ne peut pas « décevoir les attentes du public ». Mais est-ce la bonne attitude pour un spectateur d’attendre un résultat ? N’enseigne-t-on pas dans les études d’art que l’artiste doit déjouer les attentes ? Godard n’a-t-il pas établi dans les années soixante déjà que le public devait travailler lui aussi ? Une position qui a guidé depuis bon nombre de programmation de festivals, Godard offrant sur un plateau le contexte théorique. L’art contemporain n’est pas un produit qui doit plaire mais constamment reposer des questions essentielles, sinon ce n’est pas de l’art contemporain mais de l’art décoratif. Un chercheur du CERN [Organisation européenne pour la Recherche nucléaire, anciennement « Conseil européen pour la Recherche nucléaire »] à qui on posait la question de savoir si ils trouvaient toujours ce qu’il cherchait a répondu que si les chercheurs trouvaient à tous le coups ce qu’ils cherchaient, ils ne seraient plus des chercheurs mais des producteurs ! Les questions posées par La Ribot, Juan Dominguez et Juan Loriente dans El Triunfo de la LIbertad sont des questions qui sont en cours dans l’art contemporain actuel. On peut trouver cela inintéressant, mais de la à se scandaliser et demander que des têtes roulent, il y a une différence… Si on continue à « exiger » (mais quoi au fait?) on arrive à des situations ou on censure une exposition, comme celle de Brett Bailey au South Bank Center de Londres (http://mg.co.za/…/2014-09-30-theatre-reps-brett-baileys-sho…), accusé de racisme du fait de sa description de la condition des esclaves… Il y a donc un mouvement moralisant en Europe et qui voudrait que le « petit peuple des spectateurs » s’exprime, alors que de fait la liberté d’expression des uns muselle celle des autres. Cela s’appelle de la censure et cela amène a l’auto censure et la lâcheté comme celle de la direction du South Bank Center qui ferme une exposition car on manifeste devant ses locaux. Les commentaires de ceux qui ont demandé la fermeture se teintent eux même de racisme.
Ce qui s’est passé autour de El Triunfo de la Libertad à Genève sont les prémices de cette censure morale. Car, en sous-texte on sous entend qu’un tel travail est moralement interdit car il remet en question la prévisibilité auquel le public a été habitué par les programmations ou tout est déjà dit avant même d’entrer dans la salle: un clip du spectacle sur le site du festival, un texte descriptif dans le programme, la réputaiotn d'un/e artiste. Quand un/e artiste sort de la boite, propose autre chose, on doit le remercier de nous aider à réfléchir. Ou juste passer son chemin. Mais en aucun cas le censurer ou se scandaliser, pire, demander à être remboursé. Cette demande étrange de remboursement face à la déception est étrange, le billet est le contrat entre le spectateur et le théâtre ou festival, c'est un contrat qui nous lie en tant que spectateur à l'inconnu et l'imprévisible.
Si on censure moralement on passe à côté de Marcel Duchamp (et bien d’autres artistes), ce qui il faut l’avouer serait quand même dommage quand on sait ce que Duchamp a apporté à la modernité. Et pas seulement au niveau de l’art mais de la perception de ce qu’est un objet dans notre société. On peut d'ailleurs dire que son commentaire sur la société de consommation fut de l’ordre de la prescience.

Voici donc des pièces versées au dossier, sans prétendre juger (en grande partie faute d'avoir vu les œuvres). 
Fabien Rivière

1 commentaire:

  1. Oh, chers chorégraphes, créateurs du "néant" ! Que diriez-vous si, arrivant au nouvel auditorium de La Villette (après avoir payé votre place, naturellement) on vous donnait une feuille de papier avec des jolies portées dessinées et que l'on vous dise : imaginez vous-même le concert que vous souhaiteriez entendre... Ne trouveriez-vous pas que le bouchon est poussé un peu loin ?
    A trop vouloir "innover" dans la création on finit par en oublier l'art…
    Mais, le côté positif de la chose est que l'exagération engendre automatiquement son contraire….

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