jeudi 10 juillet 2014

Christophe Haleb répond à Angelin Preljocaj

Courrier du lecteur 
Réponse à l’entretien d’Angelin Preljocaj du 24 juin publié dans Libération  [ici]
Cher Angelin, 
J’ai pu lire ton interview dans Libération suite au blocage de ton spectacle Empty Moves (Part I, II, III), pour l’ouverture de Montpellier Danse. Je dois te dire que ta réaction face au mouvement de grève m’a fait l’effet d’une hallucination. 
Pour avoir travaillé avec toi dans les années 80 sur plusieurs de tes pièces maitresses, quand tu étais encore intermittent, et moi interprète, je peux mesurer aujourd’hui la distance parcourue et l’écart idéologique qui nous sépare comme il sépare les gens dans l’art, la politique, l’école, l’entreprise, le soin, et certains medias. Finalement pour que tu puisses continuer à faire ton show il faudrait à te lire que la culture soit toujours plus domestiquée et l’art réduit à sa mise en spectacle. Mais qu’est-ce qui autorise les artistes, les techniciens, les intermittents, les intérimaires les vacataires, les serveurs, les stagiaires, les cadres à exécuter tel ordre ou à refuser tel commandement? Penses-tu vraiment qu’exposer les intermittents en tête de gondole ne dissimule pas encore assez au public les réformes structurelles en cours; les réductions de salaires et de budgets qui commencent toujours par l’assurance chômage. La précarisation et la flexibilité volontaire de l’emploi que représente le regime spécifique de l’intermittence n’est-il pas déja en place pour les autres travailleurs salariés?
Depuis 30 ans qu’on se connait nous avons participé pleinement à la politique culturelle de la France, nous avons pris part à la politique des auteurs chorégraphiques et des interprètes, dans un consentement mutuel avec les directeurs des compagnies, des festivals et des théâtres. Nous avons contribué à ce qui a été reconnu comme un mouvement créatif, celui de la nouvelle danse française, spectaculaire, diffusable, exportable. Nous avons discuté, nous avons joué, créé de l’imaginaire, apprécié des oeuvres d’art, nous avons voté, cherché même à être reconnu. Bref nous avons participé, contribué et bénéficié du système et de l’intermittence, et puis nous nous sommes séparés, inévitablement. Toi dans ton vaisseau pirate Ricciotesque et moi parfois juste en face dans un centre d’art situé au milieu d’un hôpital psychiatrique. 
Si comme tu le dis tu n’es pas divin, moi je ne ne suis pas docteur. Pourtant tu parles de l’annulation comme un acte suicidaire, tu m’inquiètes, comment va ta danse? tu semblerais fragile, est-ce le surmenage, la surproduction? J’ai ressenti dans tes propos quelque chose comme une aliénation au pouvoir, la maladie du pouvoir est-elle inéluctable dans l’hyper culture? Comment penser le contrôle des corps, la question liée à l’emploi et à l’emploi de son temps, à l’indifférence face aux derniers résultats des élections Européennes? Plus spécifiquement pour le régime de l’intermittence du spectacle, comment évaluer le risque de l’inconnu que propose le travail de l’art? Comment ne pas se perdre dans la société unidimensionnelle du divertissement, du loisir, du tourisme?
L’histoire que tu as décidé de nous raconter dans cet espace-temps Montpelliérain entre ton récent retour de Los Angeles et la création de ta nouvelle pièce en Caroline du Nord t’aura fait revivre “la mort dans l’âme” l’été 2003 et cette violence destructrice du blocage d’une première. Il aurait été certainement bien plus cool de pouvoir danser les trois épisodes de la série Empty Moves sans rencontrer de résistance, de se laisser glisser dans la disponibilité des corps et des esprits comme terrain propice à l’évènementiel et au déferlement des produits de l’industrie culturelle qui arrivent. Mais tu prends bien soin de nous dire que tu n’es pas dans la commercialisation…
Je me suis dis dans un premier temps que tu voulais contribuer au débat, que tu réagissais à ton environnement. Tu as même proposé quelques idées contre la grève, tu as demandé aux intermittents et précaires en présence d’inventer d’autres formes d’actions, et tu as même émis l’idée de mettre à poil l’ensemble de tes danseurs sur scène. Tout cela est très divertissant et sexy, mais cela apporterait-il quelque chose dans ce contexte? On sait que le nu en danse est un habit, un de nos fondamentaux esthétiques depuis l’invention de la modernité.
Cela n’aurait pas d’autre résultat que d’ajouter de la diversion, un effet brouillard de plus à l’enfumage politique du gouvernement et du Medef. Pour mémoire le droit de grève est l’acte garant de la démocratie. Elle implique en premier lieu l’arrêt du travail et le blocage de l’outil de production. En voulant stopper la grève, alors qu’il nous faut Maintenir la pression, quelles sont tes motivations?
Aujourd’hui dans cette bataille il ne s’agit pas seulement d’avoir des idées, mais de questionner le sens, l’essence de nos actes, de nos gestes, c’est ce qu’on appelle la dramaturgie, la sensualité aussi. Ecrire et signer ton retrait de la scène Nationale dans ce moment précis aurait été à même de nous offrir un désert majestueux en guise de dessert, de nous faire éprouver la portée d’un acte Hautement symbolique, sublime comme la traversée d’un “désert d’amour” chanté par Dominique Bagouet en 1984. Tu as raté l’occasion de nommer un désamour grandissant entre l’administration publique, l’intermittent et l’entreprise privée, d’engager un acte de résistance fut-il minoritaire face à L’hyper consommation culturelle à l’oeuvre dans l’hyper Parc Festivalier de plus en plus sécuritaire. 
Beaucoup de gens s’accordent sur ta contribution au prestige de la France dans le monde, mais que siginifie cette reconnaissance? Qu’engage-t-elle comme responsabilité éthique, voire esthétique? Qu’est-ce que ça fait de participer au prestige d’un pays, à un régime politique, à une vision du monde? J’imagine bien que tu as des réponses… mais cette question doit être entendue en l’articulant avec le fait de recevoir une part en retour, les bénéfices. Le principe d’équivalence serait de dire, on prend autant que l’on donne, et tout sera très bien comme ça. C’est une autre forme de raison possible, d’attention à l’écosystème de la vie artistique. Et il me semble que tu as reçu beaucoup d’honneurs, de belles et grandes choses depuis ces dernières années! 
Angelin, je me demande : qu’est-ce que ton public? Qu’est-ce qu’un public? Une communauté politique réunie autour d’un projet? Une masse de personnes, témoins involontaires face à cette disparition ahurissante du politique, ou peut-être s’agit-il simplement de la disparition de ton spectacle qui t’inquiète? Ce public, à quoi, comment et dans quel but est-il convié à participer? Dans ce moment de dissensus démocratique, l’injonction à participation du public nous sert toujours d’habile alibi. La fascisation de la société française sera-t-elle dans ce conflit idéologique gagnante en 2017. 
Pendant que tu danserais avec ton ballet, les autres devraient faire la médiation auprès du public et être tenus pour responsables de la crise de la représentation. C’est dingue de voir qu’en 2014 on déplace à nouveau le problème de 2003 par ce fallacieux problème du public alibi. C’est-à-dire par la demande faite aux artistes et aux techniciens du spectacle vivant par les directeurs de festivals et de l’évènementiel, de faire de la pédagogie et expliquer les motifs de la grève au public. Au regard de la gravité de la situation est-ce vraiment le moment et l’unique responsabilité des intermittents! Par ailleurs tout ce discours présuppose l’ignorance du public, son apathie, l’idée qu’il faudrait l’éduquer, lui dire quoi penser de la situation, sur quel sentier oser s’aventurer, quel point de vue avoir sur le paysage, dans un déploiement panoptique merveilleux des formes de vie sous surveillance. L’objectif apparait beaucoup plus pragmatique que cela, ne s’agit-il pas de préserver les intérêts fonciers du Parc National ? De vérifier que tout le monde à bien coché en bas du contrat la petite case de l’assurance tout risque, en cas d’annulation. Mais en cas de force majeur qui règlera l’addition?
Ta réponse d’artiste citoyen à cette situation critique et ta part de responsabilité en tant que chef d’une entreprise culturelle de renommée internationale me semble participer pleinement de la désillusion et du désaveux politique que nous traversons.
Nous devons faire attention à la manipulation. Tu avais l’occasion de saisir le moment opportun pour faire de cette forme de visibilité médiatique un élément réellement constructif, aussi bien pour l’individu que pour le groupe et l’enjeu de la démocratie.
Je crois que nous aurions aimé entendre le directeur artistique d’un vaisseau pirate, le Pavillon Noir, fleuron de la Ville d’ Aix-en-Provence depuis bientôt dix ans, se saisir du festival de Montpellier Danse comme scène hautement symbolique, pour porter un message clair en ouverture des valses d’été, nommer une pensée d’artiste autre que celle du management d’entreprise qui s’étend à tous les domaines. Les intermittents qui sont montés sur ta scène ont pris le pouvoir de mettre en forme poétiquement et violemment un acte symbolique. L’art de manier les symboles, “jeter ensemble”, ou re-jeter ensemble l’affront quand l’évènement surgit. Comme l’evidence d’un geste commun qui se destine et jette ensemble nos corps dans la lutte.
Etant donné ton experience du monde tu aurais pu nous parler de ton expertise de terrain, de la réalité des conditions de création et de survie des artistes en Amériques du nord et du sud, en Grèce, en Espagne, en Italie, au Portugal, en Angleterre… Nous dire le désastre du travail en Europe, la permanence du chômage, la vulnérabilité, et l’obsolescence des corps dans ce “jeune XXIe siècle. “
Mais tu le dis “aujourd’hui il faut bien choisir ses armes et son champ de bataille”, je suis d’accord avec toi, la guerre est déclarée, et le budget de la défense reste sur ce point le seul budget sanctuarisé. En temps de guerre, politique, idéologique et économique, les artistes résistent, on trouve d’ailleurs beaucoup de danseurs et de chorégraphes dans les premières lignes. L’amitié et l’adversité s’affrontent parfois sur le même champ de bataille.
Christophe Haleb
Chorégraphe, directeur artistique de LA ZOUZE - cie christophe haleb

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